9. PAUL APRÈS PAUL : LES HÉRITIERS DE PAUL
Lorsque Paul meurt, le paulinisme a quasiment perdu la bataille. Condamné à l’inactivité par l’emprisonnement des dernières années de sa vie, l’apôtre n’a pas réussi à faire triompher ses idées. Ses frères de Jérusalem l’ont abandonné, sans doute parce que la rupture avec le judaïsme qu’il proposait paraissait encore trop importante. Ceux de Rome ne semblent pas l’avoir soutenu, soit qu’ils aient été fâchés de voir arriver ce missionnaire qui prétendait régenter leur foi, soit qu’ils aient appartenus eux aussi à une mouvance proche du judaïsme. Enfin, l’offensive judaïsante dont il a fait l’objet a fortement contribué à le marginaliser et à faire de la tendance paulinienne un courant minoritaire au sein des communautés chrétiennes. Stratégiquement, il a perdu la partie.
LA CRISE DES ANNÉES 70
Sa mort a dû passer quasiment inaperçue dans les persécutions que subit le christianisme des années 60. La première génération des grands apôtres disparaît : Pierre meurt martyr vers 68, Jacques, « évêque » de Jérusalem est assassiné en 62. Les chrétiens souffrent. La communauté de Rome connaît la persécution de Néron, déclenchée après l’incendie de Rome. Celui-ci, nous dit Tacite, pour calmer la foule l’accusant d’avoir mis le feu, « supposa des coupables » (Annales xv, 44, 2) : les chrétiens. La communauté de Jérusalem, quant à elle, subit de plein fouet les conséquences de la révolte déclarée par les Romains aux Juifs après leur soulèvement de 66. Ces derniers, en effet, las d’être soumis à l’occupant romain, las des exactions des différents gouverneurs, et excités à la sédition par des nationalistes zélotes qui prétendirent prendre le pouvoir à Jérusalem, causèrent une réaction violente des Romains qui firent marcher leurs armées sur Jérusalem, y mirent le siège, prirent la ville en 70 et détruisirent le Temple.
La destruction du Temple engendra une situation nouvelle. Les chrétiens, comme nous l’apprend Eusèbe de Césarée, fuirent Jérusalem dès le début du conflit :
« Le peuple entier des fidèles de l’Église de Jérusalem migra avant le début de la guerre hors de la ville, sur l’oracle que donnèrent certaines personnes très saintes divinement inspirées, et on leur ordonna d’habiter une ville d’outre-Jourdain du nom de Pella : tous ceux qui croyaient en Christ, abandonnant Jérusalem, transportèrent leur siège à Pella. » (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, iii, 5.)
Les Juifs, quant à eux, durent apprendre à vivre sans le Temple. La renaissance de la religion provint d’un vieux rabbin pharisien de Jérusalem, Yohannan ben Zakkaï, qui obtint des Romains de fonder une école juive à Yavné (Jamnia), située à une quarantaine de kilomètres de Jérusalem. Son école connut très vite un succès considérable et ce fut grâce à elle que le judaïsme ne mourut pas. La contrepartie de cette survivance ne tarda pas à se faire sentir : toutes les tendances étrangères au pharisaïsme disparurent car elles furent impitoyablement traquées.
Ce changement doctrinal majeur du judaïsme fut très important pour les chrétiens. Les synagogues juives de la Diaspora, qui n’avaient pas connu de persécution, furent bientôt envahies de pharisiens qui réclamaient une allégeance à la nouvelle forme de la religion juive. Ces missionnaires chargés de « reprendre en main » les communautés juives ne pouvaient pas s’accommoder de la situation floue dans laquelle se trouvaient les chrétiens vis-à-vis des pratiques du judaïsme, quoiqu’elle eût été tolérée jusqu’alors : ou bien il fallait pratiquer la Loi dans son intégralité en reconnaissant que le Messie était encore à venir, ou bien il fallait partir. Le christianisme se voyait privé de ses appuis dans les synagogues et se retrouve désorienté.
LA RENAISSANCE DES ANNÉES 80 ET LE RENOUVEAU PAULINIEN
Au cours des années 80, le christianisme sort de la crise qu’il a connue pendant dix ans, et connaît un regain de combativité en tentant une offensive sur les synagogues. Deux tactiques sont essayées pour se concilier les Juifs et les gagner à ce qui apparaît de plus en plus comme une nouvelle religion. La première est celle que manifeste l’Épître de Jacques, qui condamne une forme affadie du paulinisme affirmant que les œuvres (les actes) ne sont rien, que la foi est tout. Peu importe ce que je fais, pourvu que j’aie la foi ; telle est l’erreur que condamne Jacques. Ce faisant, il tente de donner une certaine « respectabilité » aux chrétiens pour se concilier les pharisiens qui triomphent dans les synagogues. Voyez, dit-il, nous ne sommes pas tellement éloignés de vous, et nous pouvons nous comporter comme d’authentiques Juifs ! La tactique est conciliatrice. Au contraire, l’Évangile selon Matthieu, adopte une stratégie de séparation : les Juifs sont très violemment condamnés, en particulier les « scribes et pharisiens hypocrites » qui sont vigoureusement dénigrés dans le chapitre 23. Le but est de rallier au christianisme tous les Juifs qui ne s’accommodent pas du triomphe de la « ligne » de Yavné.
Petit à petit, les Églises pauliniennes font entendre leur voix à leur tour en tentant à la fois de rendre à leur apôtre une stature prestigieuse et de fournir à son message une respectabilité. La première œuvre que nous ayons conservée de cette tentative est l’ensemble constitué par l’Évangile selon Luc et les Actes des Apôtres, que l’on attribue également à l’évangéliste Luc. Ces deux ouvrages poursuivent le même but : donner une narration cohérente du passage qu’effectue le christianisme d’un enracinement juif à une évangélisation des païens. La figure de Paul se dégage des Actes, mais elle est précédée de celle de Pierre, pour bien montrer que les deux apôtres ont travaillé de concert. De manière générale, les divergences entre Paul et le judaïsme sont gommées : à aucun moment la rupture avec l’Église-mère de Jérusalem n’est consommée, à aucun moment il n’est fait écho aux tentatives de contre-prédication menées par des missionnaires de la cité sainte. À certains points stratégiques de la vie de Paul, la fidélité aux autres apôtres est soulignée : lors de la vocation, Ananie « enregistre » le revirement de l’ancien persécuteur et le fait entrer dans la nouvelle communauté ; lors du concile de Jérusalem, on parvient à un accord ; lors du dernier passage de Paul à Jérusalem, les Anciens lui donnent de précieux conseils pour le sauver ; lors de l’arrivée à Rome, les chrétiens de la ville lui font cortège. La figure dominante est celle d’un Paul qui n’a jamais renié son judaïsme ; les Églises pauliniennes, a fortiori ne diffèrent pas véritablement des autres : ce sont des gens fréquentables.
Plus le temps passe, plus les disciples de Paul prennent de l’assurance et s’organisent. Sous le nom de leur apôtre, ils font paraître une série de lettres, les épîtres pastorales, c’est-à- dire les deux lettres à Timothée et l’Épître à Tite. Malgré l’artifice littéraire de la pseudonymie, il n’est pas difficile de décrypter les destinataires de la lettre : les jeunes communautés pauliniennes, mais aussi les communautés chrétiennes anciennes qui ont été chassées de la synagogue et qui connaissent des difficultés d’organisation. Les pastorales sont en effet constituées de conseils « techniques » pour organiser une communauté et de petites notations destinées à glorifier Paul.
Mais l’activité ne se borne pas à des questions structurelles : les Églises pauliniennes développent toujours davantage la théologie du maître. Le condensé de cette théologie est représenté par l’Épître aux Éphésiens et son « double » l’Épître aux Colossiens. La première partie (Ép 1–3) présente le programme de Paul – l’union d’Israël et des païens dans le Christ – comme déjà réalisé. En effet, accentuant la conviction de Paul, l’Épître annonce que dès aujourd’hui, tous les hommes sont sauvés dans le Christ. La différence entre les païens et les Juifs n’est donc plus pertinente. La Loi présentée comme une véritable barrière, un mur infranchissable entre les deux peuples, vient de tomber. Le lecteur de l’Épître aux Éphésiens se trouve au point d’aboutissement final de l’évolution paulinienne. Il n’y a désormais qu’une seule Église, celle des chrétiens, qui regroupe en son sein Juifs et païens. Elle est bien ce corps dont le Christ est la tête ou – seconde image – sa fiancée bien-aimée.
« Rappelez-vous donc qu’autrefois, vous les païens – qui étiez tels dans la chair, vous qui étiez appelés “prépuce” par ceux qui s’appellent “circoncision”, … d’une opération pratiquée dans la chair ! rappelez-vous qu’en ce temps-là vous étiez sans Christ, exclus de la cité d’Israël, étrangers aux alliances de la Promesse, n’ayant ni espérance ni Dieu en ce monde ! Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix. » (Ép 2, 11-15)
 Or c’est Paul, qui est le ministre de ce « mystère » : c’est lui qui est chargé de l’annoncer (Ép 3). La seconde partie exhorte les chrétiens à se conformer au corps du Christ : ici encore, il s’agit d’une évolution de la théologie paulienne. Le Christ, peu à peu devient transcendant. Alors que dans les épîtres authentiques, il participait pleinement à l’humanité, il en est désormais le chef, la Tête du Corps, au ciel pour la gloire éternelle.
Enfin, dernier témoin de cette vitalité de l’Église paulinienne, les épîtres du fondateur sont peu à peu organisées en recueil. On date de cette époque le rassemblement des écrits de Paul, comme le montre la Seconde Épître de Pierre (2P 3, 15-16). L’usage que l’on compte en faire est double : d’une part, il s’agit de garder trace de la théologie et de la manière de faire du fondateur, d’autre part, le collationnement permet de donner des informations sur la place de la tendance paulinienne au sein du christianisme : les curieux ne manquent pas dans l’Empire pour la nouvelle religion et les autres Églises commencent à reconnaître la spécificité du paulinisme.
PAUL APRÈS PAUL, L’IMAGE DE PAUL PAR SES DISCIPLES
Les successeurs de Paul ont peu à peu construit une image de l’apôtre : elle nous renseigne vivement sur l’empreinte qu’a laissée le Juif de Tarse sur ses contemporains.
Paul, avant tout, est vu comme l’apôtre par excellence. Alors que dans ces lettres, il évite soigneusement d’apparaître comme l’unique messager du Christ, même lors des crises majeures avec les Galates et avec les Corinthiens, les écrits de la tradition paulinienne font comme s’il n’en existait aucun autre : la Première Épître de Clément, datée du début du iie siècle le nomme « bienheureux apôtre Paul » (I Clément xlvii, 1) tandis qu’Ignace d’Antioche parle d’un homme « saint, éprouvé, bienheureux » (Ignace, Éphésiens 12, 1). Concomitante à cette image, celle du missionnaire : Paul est apparu comme un évangélisateur hors pair, réalisant des conquêtes exceptionnelles. On a vu que l’auteur des Actes en fait un homme qui convertit des régions entières de l’Asie mineure et de la Grèce. Les Pastorales vont plus loin : « Le Seigneur, lui, m’a assisté et m’a rempli de force afin que, par moi, le message fût proclamé et qu’il parvînt aux oreilles de tous les païens. » (2Tm 4, 17). Tous les païens… la mission paulinienne se déploie à l’échelle du monde.
Issue de cette figure exemplaire de l’apostolicité, une seconde figure peut se mettre en place, celle du maître fondateur, père de communautés. Le style de l’Épître aux Éphésiens se rapproche du style impératif du maître écrivant à ses élèves, au détriment de la sollicitude paternelle habituelle à Paul :
« À vous, ce n’est pas ainsi qu’on vous a enseigné le Christ, si du moins vous l’avez entendu dans une prédication et un enseignement selon la vérité qui est en Jésus. » (Ép 4, 20- 21.)
Cette épître est écrite dans le droit fil de la tendance esquissée par les Actes des Apôtres. L’allocution aux anciens de Milet, par exemple, ressuscite la tradition des discours de patriarches, comme celui de Moïse qui, sentant la fin proche, donne en maître les derniers conseils, l’ultime sagesse de sa vie.
« Faites attention à vous et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis surveillants [ἐπισκόπος = « évêque »] pour paître l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre sang. Je sais, moi, qu’après mon départ des loups rapaces entreront, qui n’épargneront pas le troupeau, et que de vos propres rangs se lèveront des hommes aux discours pervers pour entraîner les disciples à leur suite. C’est pourquoi soyez vigilants, en vous rappelant que, pendant trois ans, je n’ai cessé, nuit et jour, de reprendre avec larmes chacun d’entre vous. » (Ac 20, 28-31.)
Troisième avatar du Paul après Paul : celui du persécuteur auquel Dieu fait grâce et qui devient persécuté. L’apôtre est érigé en témoin de la puissance de Dieu, qui convertit et qui donne le courage de supporter les épreuves. On a déjà vu que le récit des Actes insistait sur cet aspect de la miséricorde de Dieu, que l’on ne trouvait pas à ce degré dans les épîtres authentiques. Les pastorales font encore un pas de plus en clarifiant la situation :
« Je rends grâces à celui qui m’a donné la force, le Christ Jésus, notre Seigneur, qui m’a jugé assez fidèle pour m’appeler à son service moi, naguère un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur. Mais il m’a été fait miséricorde parce que j’agissais par ignorance, étranger à la foi ; et la grâce de notre Seigneur a surabondé avec la foi et la charité qui est dans le Christ Jésus. » (1Tm 1, 12-16.)
Le portrait est plutôt peint à charge pour l’apôtre et fait ressortir par différence la puissance de la grâce de Dieu. Un nouveau motif apparaît : l’action par ignorance, qui n’était absolument pas présente dans les épîtres authentiques. Véritable réceptacle de la grâce, Paul est celui qui triomphe également des épreuves par cette grâce. Le thème connexe est celui de la fermeté devant les épreuves :
« Souviens-toi de Jésus Christ, ressuscité d’entre les morts, de la race de David, selon mon Évangile pour lequel je souffre jusqu’à porter des chaînes comme si j’avais commis des crimes. Mais la parole de Dieu n’est pas enchaînée. C’est pourquoi j’endure tout pour les élus, afin qu’ils obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus avec la gloire éternelle. » (2Tm 2, 8- 10)
« Souviens-toi de Jésus Christ ! », « La parole de Dieu n’est pas enchaînée ! », sur ces slogans se bâtiront les représentations de Paul pendant des siècles : un apôtre dur, inflexible, pourvu d’une longue barbe, vêtu d’un ample manteau, tenant à la main une épée, son attribut principal. Pourquoi une épée ? Certains y voient l’image du passé de persécuteur, de la violence omniprésence dans la vie de l’apôtre. D’autres la prennent pour l’emblème des souffrances qu’il dut affronter. Les derniers, remémorant un passage de l’Épître aux Éphésiens, y lisent l’emblème de la parole de Dieu : « Recevez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à- dire la Parole de Dieu. » (Ép 6, 17.) Acérée et tranchante, elle distingue les croyants, sépare les damnés des sauvés, détruit de sa lame les ennemis du Christ. Un apôtre violent, un prédicateur fougueux, un martyr de la foi, voilà ce que la culture chrétienne a choisi de retenir après la mort de Paul.
Une exception toutefois : Rembrandt. Le voici dans sa prison, le regard dans le vague, vieillard exténué et méditatif, préoccupé par le sort de ses Églises depuis son cachot. Ou ailleurs : un livre sur les genoux, il vient d’annoter de son crayon les Écritures, à moins qu’il ne compose encore une de ses lettres. Le visage est ridé, l’expression tendue, comme si la juste formule se dérobait, comme si l’expression heureuse qui rallierait les Églises s’échappait.
Et de fait, il y a bien deux Paul. Le petit homme fougueux au magnétisme étonnant, qui convertit les Asiates puis les Macédoniens, les Galates, les Corinthiens, et le chef d’Église soucieux, enchaîné, qui sait d’avance qu’il a perdu la partie contre les judaïsants malgré sa certitude d’avoir raison de se tourner vers les Nations, et qui supplie ses communautés de se laisser réconcilier avec Dieu. Deux Paul, deux compréhensions de la victoire de l’Évangile aussi. Pour les uns, il est une puissance de Dieu qui se dévoile dans les manifestations spectaculaires, les conversions, les genoux pliés et la tête courbée. Pour les autres, il est l’ultime dignité de la faiblesse qui se sait mourir et qui espère encore, une lumière dans la tourmente pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et rendre aux aveugles la vue, renvoyer libres les opprimés, soigner les cœurs brisés, proclamer une année de grâce du Seigneur.

Le Livre des Actes est refermé depuis longtemps et le dernier mot de l’Épître à Philémon résonne encore, la tête est pleine des images de cette époque apparemment proche, les asphodèles de Jérusalem, les pommiers de Macédoine, les petits chardons du Taurus s’éloignent, les conflits, les aspirations, le bruit des victoires se taisent. Il est temps de fixer le lointain et d’interroger la pâle figure qui se hâte sur le chemin d’Éphèse à Philippes.
Était-ce un docteur ? Certaines épîtres sont toutes de premier mouvement, mal construites, peu cohérentes, incomplètes. D’autres sont lumineuses, subtiles, maîtrisées. Paraissant dédaigner la rhétorique, leur auteur est le premier à l’utiliser. Condamnant la philosophie, il se fait lui-même philosophe et dialecticien pour convaincre les Romains, persuader les Corinthiens, rassurer les Thessaloniciens, conforter les Philippiens. À coup sûr, il ne parle pas à la dévotion populaire ; on en fait plutôt la figure de l’homme d’action ou de l’intellectuel. Oublié dès sa mort, il est redécouvert par les docteurs de l’Église des iiie et ve siècles. Le subtil saint Augustin en fait son maître et il préside tous les conciles et toutes les controverses. Le Moyen Âge l’ensevelit une seconde fois sous l’imposante figure de Pierre et il faut attendre Luther et le protestantisme pour qu’il retrouve une « seconde jeunesse » aussi bien chez les catholiques que chez les protestants.
Était-il un mystique ? Ses discours n’ont rien de l’aimable poésie d’un saint François, de l’étonnante pénétration de maître Eckhart, de la touchante simplicité de sainte Thérèse : ils sont précis, nets, dépourvus d’élan et de mystère. Mais quelle est cette profondeur qui lui fait saisir d’un coup, sans préparation, le mystère de la croix, la nature de l’Esprit, le rôle de l’Église ? Comment comprendre que cet homme sûr de lui et volontaire fut un jour saisi et, dès lors, ne cessa plus d’avoir des visions et des révélations ?
Est-il un saint ? Comme il est fier, cassant, emporté ! Ce petit homme ne saurait être un saint. Capable des plus grands élans de tendresse, on le voit parfois mesquin, rivé à ses privilèges, railleur, ironique, dur. Sans cesse, il se défend, se justifie, se disculpe. Une fois qu’il a une idée, il y tient, et tout l’univers ne l’empêcherait pas d’avoir raison. Et pourtant… Le voilà humble et doux avec Philémon, soucieux et paternel avec les Philippiens, rongé d’une inquiétude de mère avec les Corinthiens. Et justement, avec les Corinthiens : n’était-il pas souple, conciliant, polissant les arguments, proposant les arrangements, pourvu que l’essentiel soit annoncé ? Homme à la personnalité écrasante, il imposait sa loi, aidé par sa persuasion d’être sans cesse dans le vrai. Mais quel magnétisme, quel charme extraordinaire, quel rayonnement hors du commun parviendront à expliquer qu’il fit tant de conversions ? Homme tendre et inquiet, de fréquentation charmante, il est soucieux de la vie de ses communautés, souffrant de les savoir loin de lui, c’est un timide, un petit rhéteur gauche et rougissant qui ne sait pas faire de grands discours. Traître à son parti religieux, au bord du schisme avec Jérusalem, il trouve constamment le courage de préserver l’unité, d’annoncer l’Évangile, de poursuivre sa tâche : expliquer au monde et à lui-même que le christianisme est bien une religion et pas une énième réforme du judaïsme. Et bien plus qu’une religion : une rencontre avec le Christ, Dieu incarné.