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Autant les cinquante premières années de Paul sa jeunesse pharisienne,
sa vie de
nouveau converti chrétien, sa maturité de missionnaire dAntioche sont enveloppées
de suppositions et de mystère, autant les sept années allant de sa Première Épître
aux
Thessaloniciens à sa captivité à Jérusalem (50/51 à 57/58) sont essentielles.
La figure
de Paul qui sest transmise au cours des siècles est tout entière entée sur ce septennat.
De cette période datent les lettres sûrement de la main de Paul :
Première Épître aux
Thessaloniciens (que nous venons de voir), Épître aux Galates, Première et Seconde
Épître aux Corinthiens, Épître aux Philippiens, Épître aux Romains, Épître à Philémon. À
cette période remonte également lévolution la plus remarquable de la carrière
chrétienne de Paul : son passage de la théologie dAntioche encore tout imprégnée
de
judaïsme à une compréhension personnelle du christianisme. Et, de la Première Épître
aux Thessaloniciens, une épître de missionnaire soucieux de la tenue dune de ses
Églises, à lÉpître aux Romains, réalisant une synthèse de la pensée
de lapôtre, on
assiste peu à peu à lémergence dune compréhension autonome du christianisme.
Cette période fut linvention du paulinisme.
Quels furent les facteurs de cette transmutation ? Sans aucun doute le contact
avec
le monde grec et la pensée hellénistique. Paul était un missionnaire osant se colleter
avec un univers culturel différent du judaïsme et prenant le risque dexprimer les
contenus de lun dans les représentations culturelles de lautre. Alors que le judaïsme
reportait au dernier jour la tâche dagréger les païens au culte de Dieu, Paul résolut
de
définir ladaptation concrète de cet évangile au monde gréco-romain.
Il est impossible de dater précisément cette résolution, mais
peut-être lexpérience de
Galatie joua-t-elle un rôle fondamental. Obligé de sarrêter en Galatie pour une
maladie,
Paul se retrouve parmi ceux que le monde civilisé désigne comme des sauvages.
Furent-ils hostiles ? Bien au contraire : ils accueillirent lapôtre avec empressement.
Bien plus, alors quils nétaient pas juifs, ils se convertirent bientôt à
la prédication de
Paul. Lexcellence de leur foi fut ratifiée par de nombreuses manifestations spirituelles,
preuve, selon lapôtre que Dieu agréait leur conversion.
Pour le juif de Tarse, lexpérience de Galatie remettait en cause bien
des idées
reçues. Les Galates navaient jamais connu la Loi : ils recevaient la foi, directement,
sans lentremise des préceptes transmis par Moïse. Serait-ce que la Loi nétait
pas
nécessaire.
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Pour saisir lampleur de ce bouleversement, il convient de revenir en arrière, à la
naissance du christianisme au sein de la religion juive. Celle-ci a évolué au cours des
deux mille ans qui nous séparent de lépoque de Paul et, en outre, le message chrétien
la interprétée et parfois mal comprise lorsquil a eu à sen distinguer.
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Le fondement de la religion juive est de reconnaître la distance infinie
qui sépare Dieu
de sa créature. Lhomme, un être faible et misérable, dont la finitude fait disproportionné
à linfinité divine, ne saurait entrer directement en contact avec son Créateur :
il na pas
de mérite propre pour le faire. Aussi, pour avoir le droit de paraître devant Dieu
ce que
le judaïsme exprime par lexpression être juste il a besoin dun secours
extérieur, qui
ne peut lui être fourni que par Dieu lui-même : la justice ou la sainteté. Ne peut
avoir
rang devant Dieu que ce qui est « imprégné » de sainteté.
Pour être saint, il faut dabord renoncer à son appartenance à
la sphère « terrestre »,
se détacher du monde quotidien : la première étape est de séparation. Ensuite,
il faut
passer soi- même dans la sphère divine : la seconde étape est de justification.
Plusieurs solutions étaient possibles pour franchir les deux étapes :
faire lusage de
drogues, de pratiques magiques ; se substituer à des êtres intermédiaires entre
lhomme et Dieu capables de paraître devant lui ; pratiquer une ascèse du corps,
de
lesprit ; décider, enfin, de ne jamais entrer en contact avec la divinité en lenfermant
dans des espaces sacrés et en lamadouant par des offrandes. Toutes ces solutions,
qui ne sont ni exhaustives ni exclusives, furent adoptées à des degrés divers par les
peuples entourant Israël ou même par le peuple juif lui-même lorsquil sadonna à
lamalgame de religions que la Bible nomme « idolâtrie ». Mais la solution
proposée par
la religion juive pour sentourer de sainteté fut différente : Israël élit
une solution rituelle.
Pour paraître devant Dieu, il faut obéir à une Loi fournie directement
par lui. Cette Loi
préside aux deux étapes dont on vient de parler. Dune part, elle assigne les règles
de
séparation que le croyant doit adopter : les règles de pureté jouent ce rôle
en lobligeant
à manger des viandes tuées selon un certain rituel, en lui interdisant la consommation
de certains animaux, en lui imposant de purifier certaines parties du corps ou de la
maison. Dautre part, elle oriente toute la vie du croyant, pour la soustraire dans son
entier aux éléments terrestres et ainsi, en quelque sorte, la sacraliser.
Dans lidéal, le Juif doit régler le moindre de ses actes en vue
de Dieu pour accomplir
à la perfection cette transition de la sphère du terrestre à la sphère du sacré.
Dans la
pratique, il doit composer avec les contraintes du monde profane, ce qui explique à la
fois le goût des Juifs à discuter la Loi, leur utilisation dune « loi orale »
pour régler les
cas pratiques, et la affrontement entre certaines écoles juives : cest précisément
sur la
question de savoir si cette transition doit être accomplie par tous les Juifs pendant toute
leur vie que les pharisiens se séparèrent.
Jésus na jamais remis en cause la Loi juive dans son ensemble. Sil
sest dressé
contre elle, cest pour prévenir le risque dinstitutionnalisation quelle comportait :
croire
quil suffisait, pour « être en règle » avec Dieu, daccomplir
les rites et de respecter les
séparations requises. En cela, il ne diffère pas des prophètes qui tonnaient contre le
formalisme des croyants.
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Autre trait de la religion juive pratiquée par une grande partie des Israélites
de cette
époque : le messianisme ou attente du Sauveur. Cette espérance provient directement
de la situation politique du pays : depuis la prise de Jérusalem en 576 av. J.-C., Israël
nest plus indépendant. À partir de lExil à Babylone qui sensuivit,
et sous limpulsion
des prophètes, certains milieux juifs (dont les pharisiens) en sont venus à penser que
surgirait un Messie, un nouveau roi pour Israël consacré par Dieu, qui restaurerait le
pays et établirait à jamais son empire sur le monde. En recevant ce Messie comme leur
souverain, les Juifs connaîtraient enfin ce retour en grâce quils espéraient depuis
leur
punition cette défaite et cet asservissement quils connaissaient depuis le vie
siècle
avant notre ère.
Or, pour les chrétiens, le Messie est Jésus, mais, selon, eux, il faut
entendre ce mot
dans un autre sens. Jésus nest pas seulement le Messie guerrier, général en chef
des
armées victorieuses dIsraël, quattendaient les autres Juifs : il est aussi
un Sauveur qui
délivre les hommes de lemprise de la Mort. À ses débuts, le christianisme ne se
comprend donc pas comme labolition de la religion dIsraël mais comme son
accomplissement, son ultime synthèse. Il senracine directement sur le terreau juif et
sur les données fournies par les Écritures.
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Que faire, dans ce contexte, des convertis issus dautres religions, comme
les
chrétiens de Thessalonique, jamais entrés dans une synagogue ou les Galates, qui
sortent tout juste du temple de Cybèle ? Deux solutions soffrent à la jeune
communauté : ou bien considérer que Jésus est la dernière chance offerte au
peuple juif
de se convertir pour trouver rang auprès de Dieu ce qui revient à rester dans la
logique de lélection et du messianisme , et donc trouver un moyen dintégrer
les
Gentils dans ce peuple, ou alors estimer que Dieu sauve sans acception de personne,
pourvu quon croie en Jésus. Adopter cette dernière solution revenait à précipiter
la
rupture avec les Juifs restés fidèles à lancienne religion puisque cétait
affirmer
implicitement que la Loi était ni suffisante ni nécessaire.
À vrai dire, le problème ne se posa pas immédiatement en ces termes.
Parmi les
premiers chrétiens, personne ne voulait consommer la rupture avec le peuple juif ; on
se posait plutôt la question de savoir comment faire entrer ces païens au sein dIsraël :
devaient-ils obéir à la Loi comme tous les Juifs ou pouvait-on considérer que la seule
foi
en Jésus Christ et donc en laccomplissement des Écritures faisait office
dappartenance à la communauté ?
La rupture naquit en fait dans un second temps. Lévangélisation
commença dans
les synagogues et non chez les païens : la question ne se posait pas. Puis, même
lorsque les païens se convertirent, la difficulté fut mise entre parenthèses par
lorganisation des Églises locales. En effet, puisquil ny avait pas de lieux de
réunion
suffisamment grands pour contenir tous les chrétiens dune ville, chaque quartier se
réunissait dans une grosse maison. Les Juifs dans des maisons juives, les païens chez
les païens. En outre, le premier christianisme se développa surtout au sein de grandes
villes comme Antioche, Thessalonique ou Corinthe ; des sous-communautés naquirent
et purent coexister sans se rencontrer véritablement.
Des tensions finirent cependant par surgir. Elles se focalisaient autour de deux
points : la circoncision et les questions de nourriture. La circoncision était la marque
première de séparation : une séparation physique, puisquun bout du prépuce était
enlevé, qui signifiait une séparation idéologique ; par cette marque, le peuple
juif se
distinguait des autres. Or se faire circoncire était considéré comme une chose honteuse
et dégradante par les gréco-romains qui refusèrent de se plier à ce rituel :
dans une
civilisation de la nudité, on se moque du circoncis dans les gymnases et sur les
palestres. À tel point que les Juifs férus dinculturation se font refaire le prépuce,
comme
on le lit dans le Premier livre des Maccabées : « Ils bâtirent donc un gymnase à
Jérusalem, comme les nations, se refirent des prépuces et séloignèrent de
lalliance
sainte pour sassocier aux nations. » (1M 1, 14-15.)
Les questions de nourriture se posaient, quant à elles, dans le quotidien
des villes de
lAntiquité. Il était interdit aux Juifs de consommer de la viande qui nétait
pas casher,
cest-à- dire sacrifiée rituellement et a fortiori de la viande qui avait été
sacrifiée à des
religions païennes. Que faire lorsque lon nétait pas dans le voisinage dune
communauté juive occupée à sacrifier rituellement la viande, et surtout, comment
échapper à la viande sacrifiée aux idoles ? Chaque corps de métiers, chaque
quartier,
chaque ville avait son dieu protecteur, son génie tutélaire avide des fumées
dholocauste ou du sang frais des immolations. Que lon soit charpentier, habitant
dAntioche, citoyen de Corinthe, il était impossible, sous peine dêtre frappé
dexclusion,
déviter dassister au culte et de faire bonne figure au banquet qui sensuivait.
Le problème devient plus aigu si lon sait quil se révélait
très difficile de se procurer
de la viande non sacrifiée. Les temples païens faisaient grosse consommation de
taureaux, bœufs, chèvres, volailles ; dans la majorité des cultes, cette viande nétait
pas
détruite mais revendue au marché et dans certaines régions, tout le cheptel passait
dabord par les temples avant dêtre consommé. Comment éviter de manger de
la
viande sacrifiée aux idoles quand le boucher est le victimaire ?
Insensiblement, les premiers chrétiens furent conduits à la crise.
Il est probable
quelle fut renforcée par larrivée des chrétiens voulant conserver le judaïsme,
des
« judaïsants », qui brûlaient les étapes depuis Jérusalem où
leur parti avait fini par
triompher, pour atteindre la Diaspora et en particulier Antioche, qui, on la vu, brillait
plutôt pour son « progressisme » en la matière. Leur prédication
souleva une certaine
agitation et il devint urgent de régler le problème : une sorte de synode ou de concile
fut
convoqué à Jérusalem. Il se réunit en 51 ou 52. Les positions en présence sont
reportées dans le tableau ci-après.
Figure 1: les positions en présence
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Dans le Nouveau Testament, deux passages relatent le déroulement de cette
réunion : Ac 15, 1-34 et Ga 2, 1-10. Ces deux narrations saccordent à garantir
que le
point de vue libéral, proche de Paul, parut triompher. Ce dernier rappelle que la séance
fut dabord houleuse :
« Ensuite,
après quatorze années, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé, en
prenant Tite avec moi. [
]. Mais à cause de ces faux frères dintrus qui se sont
faufilés parmi
nous pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire
en
servitude
Pas un instant nous ne cédâmes, afin de sauvegarder pour vous la vérité
de
lÉvangile. » (Gal. 2, 1 & 4-5.)
Les « faux frères », qui sont sans doute danciens
Juifs plus fidèles à leurs
anciennes croyances que Paul, mènent une attaque en règle contre les slogans de
lÉglise dAntioche : « la liberté dans le Christ Jésus »
et « la vérité de lÉvangile ».
Même si lépître ne nous fournit pas tout les éléments de la discussion,
il est probable
que ces formules désignaient une certaine interprétation du message du Christ, qui,
comme toute compréhension particulière à un groupe, se donnait pour la « vérité »
et
qui était fondée sur un point de vue plutôt libéral, la « liberté ».
Face aux Antiochiens, les
judaïsants devaient jouer les troubles fête. Heureusement pour Paul, le concile prend
une décision qui va plutôt dans son sens :
« Et
de la part de ceux qui semblaient être quelquun ce quils pouvaient être
ne
mimporte pas, car Dieu ne fait point acception des personnes , à mon Évangile,
dis-je, les
notables nont rien ajouté. Au contraire, voyant que lévangélisation des incirconcis
mavait été
confiée comme à Pierre celle des circoncis car celui qui a fait de Pierre lapôtre
des
circoncis, a fait pareillement de moi celui des païens et reconnaissant que la grâce
mavait
été donnée, Jacques, Képhas, et Jean, qui passent pour des colonnes [de lÉglise]
nous
tendirent la main, à moi et à Barnabé, en signe de communion : pour nous les païens,
pour
eux la circoncision. Nous devions seulement penser aux pauvres, ce que jai eu grand soin de
faire. » (Gal. 2, 5-10.)
L« accord de Jérusalem », qui est une conciliation
sur la stratégie dévangélisation,
que la narration des Actes corrobore, entérine donc la division des champs
dévangélisation entre Pierre et Paul et demande quune collecte soit organisée.
En ce qui concerne le premier point, la possibilité dun partage entre
les circoncis et
les incirconcis laisse entendre que les notables de Jérusalem reconnaissaient le primat
de la foi sur la Loi et, partant, autorisent la pratique de deux modes dévangélisation
différents. Un primat mais non une nécessité : nul ne parle ni dun abandon
de la Loi ni
dune obligation à vivre « à la païenne ». En outre, il nest
pas précisé ce quil faut
entendre sous les termes de « circoncision » et d« incirconcis ».
Il ne peut sagir de
différences géographiques puisque au sein dune même ville coexistent circoncis
et
incirconcis ; ni de subtilités ethniques, certains peuples non juifs comme les Égyptiens
ayant déjà pratiqué la circoncision. Comme lapôtre lindique lui-même,
en signalant la
reconnaissance de la diversité des appels, le concile saccorde plutôt sur la diversité
des pratiques missionnaires : si certains prédicateurs jugent bon dinstaurer la Loi,
cela
est bon ; si dautres sy refusent, cela est bon également.
À techniques missionnaires différentes, apôtres différents :
Pierre et Paul sont
comme les deux têtes de la Mission évangélisatrice. « LÉvangile »
désigne ici une
manière particulière dannoncer le message de Jésus. Barnabé, quoique présent,
reste
un peu dans lombre, preuve de lascension de Paul. Même si notre source est le
principal intéressé, ce dernier naurait pas osé sattribuer ainsi un rôle
tellement
prépondérant sil navait déjà pris une sorte dautonomie. Face à
Pierre qui représente
non pas la réaction conservatrice, mais le modèle initié par Jésus il est
simplement
resté ce quil a toujours été : un Juif humble qui parlait aux Juifs, remarqué
par la faveur
du Seigneur , un nouveau propagateur de la Foi se dresse. Paul, héraut de
« ladaptation » aux groupes non-juifs.
Alors que ces deux tendances sont autorisées à coexister, une subtile
hiérarchie
existe entre elles. La collecte (« penser aux pauvres ») pour lÉglise
de Jérusalem
impose à lune dêtre créditrice de lautre : les Églises pauliniennes
devront se soucier
de leur Église de fondation. La collecte joue le rôle dhommage dune Église-fille à
lÉglise-mère et reproduit le tribut que versaient les colonies dune ville grecque à leur
cité dorigine, quand bien même cette mère- patrie aurait perdu de sa richesse.
La demande na pas quune visée politique ; la demande de
collecte est aussi
extrêmement utile. Dune part, elle souligne la solidarité entre les communautés :
cest
la même Église qui malgré la différence des pratiques et des recrutements sétend
dun
bout du monde à lautre. Dautre part, elle sert à faire subsister une Église
plutôt
misérable. Les grandes fêtes juives attiraient en effet à Jérusalem beaucoup de
pauvres ; il était dusage de faire des aumônes généreuses à ces
occasions, dont tout
un petit peuple profitait certains en faisaient même profession. Or, cest parmi cette
classe de la société que se recrutaient de nombreux chrétiens. Le trouble de la société
juive face à la montée en puissance de cette nouvelle doctrine avait tari les aumônes
et
privé ces nécessiteux de leur moyen de subsistance.
Voilà donc Paul chef de mission
Le succès semble bien facile.
Certes, cet accord
fut dicté à certains par un véritable esprit de communion ; le spectre de la division
effrayait ceux qui se souvenaient du commandement nouveau du Christ, saimer les
uns les autres. Il nest pas impossible toutefois, que des considérations plus politiques
soient intervenues. Depuis les émeutes de 38 à Alexandrie, qui provoquèrent
lambassade du philosophe Philon auprès de lempereur Caligula, lantisémitisme
se
propageait : en 41, Claude expulsait les Juifs de Rome et, partout dans lEmpire, les
légats, les gouverneurs, les proconsuls avaient durci leur attitude. Intégrer à un peuple
persécuté des citoyens grecs et romains nétait pas une mesure des plus opportunes :
quelle loyauté attendre deux ? Et quelles préventions lobligation dentrée
dans le peuple
juif ne risquait-elle pas dengendrer !
Personne, enfin, ne se doute de lampleur quest susceptible de prendre
une mission
où le judéo-christianisme ne peut plus être compris comme la norme.
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Tout nest pourtant pas gagné pour Paul. Alors quil est revenu
depuis peu à
Antioche, fort de sa victoire à Jérusalem, un incident vient remettre en cause ce bref
succès.
« Quand
Képhas [Pierre] vint à Antioche, je lui résistai en face, parce quil sétait
mis dans
son tort. En effet, avant larrivée de certaines gens de lentourage de Jacques, il prenait
ses
repas avec les païens. Mais à leur arrivée, il se déroba et se tint à lécart,
par peur de ceux qui
venaient de la circoncision. Et les autres Juifs dissimulèrent de concert, si bien que Barnabé
lui-même fut entraîné à feindre. » (Ga 2, 11-13.)
À Jérusalem, le parti judaïsant venait de marquer des points après
le concile, et
malgré lui, et des émissaires avaient été envoyés pour plaider la cause du
judaïsme
strict. Pierre lui-même, qui sen tenait à laccord de Jérusalem, fut impressionné
par
cette volte-face et se vit contraint à revenir sur ses pratiques précédentes.
La présentation de Paul, qui explique tout par des raisons psychologiques
et des
faiblesses de caractère, laisse percevoir un revirement de lopinion générale :
lhelléno-
christianisme demeure compris comme une exception à ce que lon prend pour une
norme, que le judéo- christianisme veut bien tolérer. Paul est tout bonnement mis en
minorité ; il en tire donc les conséquences, quitte la ville et cherche une autre base
arrière pour ses missions.
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Les années qui suivent, de 52 à 57 sont décrites dans les Actes
(18, 23 à 21, 17)
sous la forme dune pérégrination complète que lon nomme habituellement « troisième
voyage missionnaire ». Paul quitte Antioche par la voie terrestre, remonte en suivant la
côte vers Tarse, gagne la Galatie du Nord et la Phrygie pour finalement sarrêter à
Éphèse quelque temps. Le récit des Actes le fait poursuivre vers la Grèce et il
est vrai
quil continuera par la Macédoine jusquà Corinthe. Toutefois, cest bien à Éphèse quil
sétablit. Il fait de la ville le point de départ de ses missions, une seconde Antioche.
Éphèse, à mi-chemin entre lEurope et lAsie est un
endroit stratégique pour la
mission paulinienne. Dans les environs se trouvent des cités anciennes et prospères,
susceptibles dêtre sensibles à lévangélisation : Smyrne (Izmir),
Milet, Pergame
(Bergama), Laodicée et Hiérapolis (Pamukkale). Les villes de Galatie sont à quelques
journées de marche, la Macédoine à quelques encablures.
En outre, Éphèse était une ville comme Paul les aimait :
grande et propice à la
prédication urbaine. Elle savéra accueillante puisquon y trouvait une communauté
qui
avait été baptisée par Jean-Baptiste (Ac 19) : ce dernier leur ayant annoncé
dans sa
prédication la venue du Messie, ils nétaient pas des fidèles difficiles à
convaincre. Il
nest dailleurs pas impossible quils aient vu eux-mêmes le Christ puisque celui-ci
donna un temps le baptême de Jean le Baptiste (Jn 3, 23).
La ville avait été cédée aux Romains en 133 av. J.-C. par
Attale III, roi de Pergame.
Depuis, elle était comblée de faveurs : un théâtre de 25 000 places y
avait été construit,
de magnifiques aqueducs assuraient lirrigation et leau potable, un temple à César
et
Auguste témoignait de la reconnaissance de la ville pour ses nouveaux maîtres. Placée
entre les montagnes du Koressos (Bülbül Dag) et du Pion (Panayir Dag), Éphèse était
bâtie à flanc de colline, avec de splendides maisons accrochées aux pentes. En
arrivant du port par une voie à propylées, on se trouvait sur le forum en ayant à sa
gauche le temple de Sérapis, à sa droite lAgora et en face de soi le théâtre.
Si lon
prenait la route à droite, en direction de lOdéon et que lon continuait en sortant
par la
Porte de Magnésie, on parvenait, après une vingtaine de minutes dune marche
ombragée par des pins et des cyprès, à lenceinte du fameux sanctuaire dArtémis,
une
seconde ville (actuellement Selçuk), la ville des prêtres. Célèbre dans tout le
monde
antique, le temple dArtémis, dont les proportions atteignent le quadruple du Parthénon
dAthènes, était décoré des œuvres des plus célèbres sculpteurs :
Phidias, Apelle,
Praxitèle et Polyclète sculptèrent des statues. On le considérait comme lune
des sept
Merveilles du monde, mais il était plus que cela : une banque pour toute lAsie Mineure,
tant son trésor était considérable, et la Mecque du monde grec, tellement son pèlerinage
était renommé. LArtémis dÉphèse, bien loin de laimable chasseresse
célébrée par les
poètes dAthènes, était une déesse de la fécondité qui avait emprunté à Cybèle, une
déesse dAsie Mineure, et aux déesses mères primitives. On la représentait
le plus
souvent comme une femme massive aux mille seins, signes de sa fertilité. Son image
était célèbre dans toute lAntiquité, car, comme dans les pèlerinages
modernes, les
pèlerins avaient coutume demporter des souvenirs ; statuettes de marbre ou de
bronze, plaques dargent représentant le temple ou sa déesse, signes de fécondités
et
jusquà de petites maquettes finalement fort peu éloignées de nos modernes boules
de
verre représentant Rome, Athènes ou même Le Caire sous la neige.
Paul sinstalla donc à Éphèse. Rapidement, il constitua une
communauté florissante,
au point quil put songer à changer de technique missionnaire. Alors que lui-même
restait à Éphèse, administrait la communauté, précisait sa théologie et
faisait face aux
problèmes de ses Églises, il envoyait des missionnaires évangéliser les cités
alentour,
auxquelles il ne rendit pas forcément visite. En suivant les routes de lEmpire, selon la
bonne vieille technique, il rattachait à lÉglise dÉphèse toutes celles
dAsie Mineure :
Colosses et Hiérapolis, Laodicée (on garde le souvenir dune épître aux Laodicéens),
Tralles, Magnésie, Milet et, sans doute, les villes dont parle Jean dans son Apocalypse ;
Smyrne, Philadelphie, Thyatire.
Pour mener à bien son travail, il sentoura de collaborateurs. Apollos,
venant
dAlexandrie, qui évangélisa Corinthe (1Co 1) puis revint à Éphèse pour
seconder Paul
(Ac 18) ; Prisca et Aquilas, un couple rencontré à Corinthe (Ac 18, 2) qui servait
déclaireurs à Paul, fondant des Églises domestiques à Corinthe (1Co 16, 19)
puis à
Éphèse (Ac 18, 18) et enfin à Rome (Rm 16, 5) ; Aristarque, identifié avec
un
macédonien converti de Thessalonique (Ac 20, 4) qui suivit Paul à Éphèse puis en
captivité de Jérusalem à Rome (Ac 27, 2) ; Épaphras, originaire de Colosses
(Col 4,
12) ; Épaphrodite, originaire de Philippes (Ph 2, 25) ; Lydie, la Juive de Philippes
négociante en pourpre (Ac 16, 14) ; Onésime, lesclave converti de Philémon
de
Colosses (Phm). Parmi les plus proches, il faut nommer Timothée, fidèle parmi les
fidèles, converti à Lystres (Ac 16, 1), qui ne cessa daccompagner Paul tout au long
de
sa vie et dêtre lexécutant des missions délicates. Pendant la première
mission, il resta
à Bérée pour régler les problèmes des Églises macédoniennes (1Th
3, 6) puis rejoint
Paul à Corinthe (2Co 1, 19). Il fut ensuite le principal collaborateur de Paul (Rm 16, 21)
et dut tenter une ambassade épineuse à Corinthe (1Co 4, 17 & 16, 9-11) qui se solde
par un échec. Il suivit Paul en Macédoine (Rm 16, 21) puis à Jérusalem (Ac 20, 4).
Il
faut citer Tite, enfin, le converti dAntioche, chargé lui aussi des missions diplomatiques,
comme celle daccompagner Paul au concile de Jérusalem (Ga 2, 1) ou de régler la
crise de Corinthe après léchec de Timothée (2Co 7, 6-16) et dy organiser
la collecte
(2Co 8, 16-24).
Chef de la « mission aux incirconcis », fort dune solide
assise de communautés,
Paul reste toutefois dans une position délicate. Malgré dindéniables succès
missionnaires, il a été mis en minorité dans la hiérarchie de lÉglise
et doit combattre
une contre-offensive judaïsante de grand style qui occupe toutes ses années dÉphèse.
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