6. CRISES À CORINTHE
Après toutes ces crises, Paul pouvait se croire soulagé. Mais voilà que la contestation renaît et, terrible constatation, c’est Corinthe, la perle des Églises pauliniennes, qui entre en crise. Paul se voit derechef contraint à croiser le fer.
CORINTHE ET SON ÉVANGÉLISATION
De toutes les villes de l’Antiquité, Corinthe est sans doute l’une des plus opulentes, de toutes les Églises pauliniennes, la plus riche. Sa situation géographique en fait le lieu de passage obligé des navires allant de Rome en Asie : elle est la porte d’accès à l’Orient. Elle possédait deux ports, Cenchrées et Léchée, l’un sur le golfe de Corinthe et l’autre sur la mer d’Égée, qui étaient reliés entre eux par une pente glissante, le diolcos. À une époque où le canal n’était pas construit, le passage de l’isthme de Corinthe se faisait en effet par voie terrestre. Le spectacle s’avérait des plus intéressants : on fixait les bateaux sur des berceaux de bois et on les posait sur des cylindres. Il fallait ensuite pousser et tirer l’énorme masse en déplaçant les cylindres pour faire avancer le navire vers l’autre rive, le long de la route pavée sur laquelle étaient inscrits les chemins à suivre. La manœuvre prenait bien deux ou trois jours et rapportait beaucoup d’argent à la ville : les droits de péage s’élevait à un bon chiffre tandis que les portefaix qui charriaient le bateau faisaient payer cher leurs services. Le système était excellent pour le commerce de la ville : durant cette halte forcée, les marins dormaient dans les auberges, buvaient et mangeaient dans les tavernes, fréquentaient les prostituées ; les armateurs et les commerçants en profitaient pour conclure des affaires, pour échanger des marchandises, pour décider de nouvelles courses.
Tandis que les riches voyageurs habitaient dans la ville, Cenchrées et Léchée faisaient figure d’entrepôts maritimes et de ville à marins, remplies d’auberges et de gargotes. À Corinthe, deux villes étaient enfermées dans la même enceinte. La ville haute, l’Acrocorinthe, se trouvait à 600 mètres au-dessus de la mer dans une position quasi inexpugnable. Elle n’était habitée que par des soldats et par les prêtres. Des temples prestigieux qui s’y élevaient, dédiés à la Mère des Dieux, à la Nécessité, à la Force, à Isis, à Sérapis et à Vénus. La ville basse, celle où vivaient presque tous les Corinthiens, était construite en terrasse jusqu’au roc de l’Acrocorinthe. Elle était organisée autour de l’agora, la place centrale. De cette agora partaient des rues bordées de colonnes et de statues d’une richesse étonnante. Si Athènes faisait un peu figure de ville universitaire, Corinthe était la ville industrieuse, riche, commerçante. Dans l’une, les temples n’étaient plus entretenus, les piédestaux des statues délaissés, leurs marbres pillés vers Rome ou vers Antioche, les maisons étroites et pauvres ; dans l’autre, les demeures étaient larges et spacieuses, meublées avec un luxe parvenu, les sanctuaires trop bien entretenus, les rues trop neuves.
À Corinthe, le colon romain ne formait qu’une petite minorité : la population de la ville était des plus mélangée – Grecs, bien sûr, mais aussi Africains et Levantins. Ville de passage, Corinthe était célèbre pour le dérèglement de ses mœurs : « vivre à la corinthienne » était une expression répandue pour caractériser une vie de débauche. Le géographe Strabon apporte sa pierre à la réputation de la cité : il raconte qu’il y avait même une prostitution sacrée des hiérodules ; ces prêtresses donnaient leur corps pour la déesse Aphrodite Pandemos. Il est probable qu’il ne s’agit là que d’une légende, et de toutes façons ces étranges vestales n’existaient pas au temps de Paul, mais elle est caractéristique de ce que l’on pensait d’une ville dont on représentait les habitants au théâtre sous le masque du libertin.
La minorité juive de Corinthe devait certainement être assez importante. On connaît en effet le goût des Juifs de la Diaspora pour le commerce ; or Corinthe constituait le nœud du commerce mondial.
Paul arrive à Corinthe au cours de son « deuxième » voyage missionnaire. Les Actes nous disent l’histoire d’une évangélisation plutôt pacifique (Ac 18, 1-17) où, malgré une certaine agitation des Juifs et une comparution devant le proconsul Gallion qui dirigeait la province, l’apôtre fait son travail en se tournant vers les païens et en demeurant assez longtemps dans la ville. À Corinthe, il fait la connaissance de Prisca et Aquilas, qui seront pour lui de précieux seconds. Ce couple juif converti au christianisme, chassé de Rome par la persécution de Claude, avait sans doute établi dans la ville une sorte de « tête de pont » du christianisme. Ils durent accueillir l’apôtre à bras ouverts : assez isolés à Corinthe, ils avaient dû être catéchisés assez rapidement à Rome et l’expérience de Paul leur faisait défaut.
L’épisode corinthien est parmi les plus assurés du livre des Actes. L’entrevue avec Gallion est corroborée par une inscription trouvée à Delphes au siècle dernier qui confirme que ce demi- frère de Sénèque était bien proconsul de la province romaine d’Achaïe au temps de Paul. Et il également probable que l’issue du procès de Paul fut favorable comme l’indiquent les Actes : quelle valeur pouvait avoir l’accusation de violer la Loi juive aux yeux de ce fin lettré qui s’ennuyait tellement à Corinthe ?
La communauté que bâtit Paul est très active et très mélangée. On y trouve à la fois des gens très riches comme ce Sosthène (1Co 1, 14) qui est identifié dans les Actes comme « chef de la synagogue » (ἀρχισυνάγογος) ; plutôt que d’en faire le chef de la communauté juive, il vaut mieux lire le qualificatif comme un titre honorifique attribué après des largesses. De même, on trouve Éraste, dont le nom signale un esclave, qui devait plutôt être un affranchi très puissant : une inscription trouvée dans le marché du Nord affirme qu’il fut édile de Corinthe, c’est-à-dire magistrat. Il s’agit sans doute du même Éraste, dont l’épître aux Romains affirme qu’il est trésorier (οἰκονόμος, « économe ») de Rome (Rm 16, 23). Remarquons au passage que le fait d’être chrétien ne paraît pas avoir nui à Éraste : les persécutions contre les chrétiens n’étaient pas encore courantes et l’obligation de participer aux sacrifices de la cité, une nécessité lorsque l’on était magistrat, ne posait sans doute pas tant de difficultés aux premiers convertis. Il existe également des esclaves au sein de la communauté comme Tertius (Rm 16, 21) qui joue le rôle de secrétaire de Paul ou Fortunatus et Achaïcus, dont les noms ne peuvent être que ceux d’esclaves. Aussi, Paul affirme-t-il : « Regardez ceux qui ont été appelés : il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens nobles » (1Co 1, 26). La communauté de Corinthe était composée majoritairement de gens des classes moyennes, comme ces petits artisans que fréquentait Paul lorsqu’il exerçait son métier de fabricant de tentes, surtout des païens, même si un Sosthène était certainement juif, et un Crispus « craignait Dieu », c’est-à-dire obéissait à la Loi comme un Juif sans être Juif de naissance.
LA PREMIÈRE CRISE DE CORINTHE : 1CO
Lorsqu’en 51, Paul quitta Corinthe pour se rendre à la conférence de Jérusalem et pour finalement se fixer à Éphèse, il laissait derrière lui une communauté nouvelle mais vivace avec laquelle il se tient en liaison permanente.
D’après ce que l’on déduit de sa correspondance avec les Corinthiens, Paul mandata un successeur en la personne d’Apollos. Les Actes des apôtres nous apprennent qu’il était originaire d’Alexandrie et qu’il appartenait à ces johannites d’Éphèse dont on a vu qu’ils furent convertis par l’apôtre dès son arrivée dans la ville. Le personnage parlait bien, possédait d’indéniables talents de rhéteur et, contrairement à Paul, jouissait d’une grande aisance oratoire.
Son succès à Corinthe s’avéra foudroyant ; plus intellectuel que Paul, meilleur orateur aussi, il plaisait à ces Grecs habitués aux diatribes enflammées et à l’éloquence parfois lourde des faiseurs de panégyriques, des avocats rhéteurs, des démagogues phraseurs. Et puis, pour ces Hellènes aristocrates, fiers d’être les pères de la civilisation mondiale, le christianisme prenait une tournure familière dans la bouche d’Apollos et se dégageait de cette religion de métèques qu’avait prêchée Paul. Tant et si bien que se forma à Corinthe un « parti d’Apollos », une sorte de sous-Église, une division.
Faut-il inventer entre « ceux de Paul » et « ceux d’Apollos » des différences théologiques majeurs ? Probablement pas : Apollos ne chercha jamais à faire Église à part et Paul le réintégrera bientôt dans son équipe. Les causes étaient plutôt contingentes. Apollos, sans doute par goût et par culture, prêchait un christianisme beaucoup plus inspiré de la philosophie grecque platonicienne que celui de Paul. Ainsi, dans la pensée platonicienne, le corps est-il souvent considéré comme une entrave ainsi que l’exprime le fameux jeu de mots σῶμα σῆμα, le corps est un tombeau. Aussi, les partisans d’Apollos interprétèrent-ils la Résurrection comme une résurrection des âmes et non une résurrection des corps. Ils adoptèrent en outre dans leur élan un christianisme très intellectuel – Paul, pour les railler, les nommera « spirituels ».
À cette première faille se juxtapose une division sociale : lors du culte, le rang social est pris en considération. Dans les premières communautés, pour autant qu’on puisse le savoir, le « jour du Seigneur » se déroulait en effet de manière très communautaire. Au lever du soleil, ante lucem, on chantait une hymne. Puis, à une heure indéterminée on se réunissait pour une liturgie imitée de la synagogue : prières, chants, lecture de l’Écriture se succédaient, assorties parfois d’une allocution (l’ancêtre des sermons) de l’apôtre ou de ses associés. Les femmes étaient présentes. Ensuite, vers le soir, l’assemblée prenait un repas en commun, les agapes, où tout le monde s’asseyait à la même table. Après une prière sur la nourriture (un bénédicité) on mangeait en commun ce que chacun avait apporté. Parfois, sans qu’on puisse aujourd’hui savoir si cela se faisait à des occasions particulières, chacun confessait publiquement ses fautes et communiait à un pain spécial en répétant les paroles de l’Institution. Très vite, cependant, à Corinthe, emportés par l’habitude sociale, les gens bien considérés dînaient dans les salles à manger (triclinium) tandis que les pauvres s’installaient comme ils le pouvaient sur les marches de l’atrium. Paul trace un portrait très frappant de cette situation.
« Lorsque vous vous réunissez, ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez. Dès qu’on est à table, chacun prend avant tout son propre repas, et l’un a faim quand l’autre est ivre. Serait-ce que vous n’avez point de maisons pour manger et pour boire ? Ou alors que vous méprisez l’Église de Dieu et que vous voulez faire honte à ceux qui n’ont rien ? Que vous dire ? Vous dire bravo ? Sur ce point, certainement pas ! » (1Co 11, 20-22.)
Enfin, les Corinthiens ne pouvaient s’empêcher d’interpréter le message évangélique d’après leurs propres canons. La liberté chrétienne que leur prêchait Paul – puisque le Christ est venu nous sauver, rien ne saurait avoir d’importance – avait été comprise comme une incitation à l’individualisme. De même, l’appel à un monde nouveau était vécu comme un éloge de l’exaltation effrénée : de nombreux phénomènes mystiques, comme le « parler en langues » interviennent dans la communauté.
Paul, profitant d’un voyage commercial des gens de Chloé d’Éphèse, réclame des rapports sur Corinthe. Il obtient de mauvaises nouvelles et même un appel à l’aide pour gérer la communauté… Il envoie Timothée, son fidèle lieutenant avec une lettre, l’actuelle Première Épître aux Corinthiens. Celle-ci est composée de deux parties : la première est une attaque directe contre les agissements au sein de l’Église de Corinthe alors que la seconde est une sorte de « catalogue » de réponses aux questions que se posent les Corinthiens.
Redresser l’Église
Au début de la lettre, n’écoutant que l’indignation qui l’a soulevé à la réception des mauvais échos de la communauté, Paul adopte une stratégie qui s’avère déplorable : l’ironie. Il raille les gens qui ont suivi Apollos en les taxant de « beaux esprits », en les présentant sous un jour détestable. Bref, il ne fait pas étalage de charité, comme on peut le voir dans ce passage :
« L’homme d’esprit [ψυχικός ; disciple d’Apollos] ne perçoit pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu : pour lui, c’est de la folie et il ne peut le connaître, car c’est spirituellement qu’on en juge. L’homme spirituel [πνευματικός ; le vrai chrétien], au contraire, juge de tout, et lui-même n’est jugé par personne. Qui en effet a connu la pensée du Seigneur, pour lui faire la leçon ? Eh bien, nous ! Nous l’avons la pensée du Christ. Quant à moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes de chair, comme à des petits enfants dans le Christ » (1Co 2, 14–3, 1.)
La différence entre gens d’esprits et spirituels est tout simplement radicale puisqu’elle procède de l’incompatibilité de deux systèmes différents ; un élément issu de l’un n’est pas pertinent dans l’autre. Ainsi, en ce qui concerne la foi, les spirituels ne sont-ils pas plus avancés que des enfants. Traiter ces Corinthiens si fiers de simples gamins ! Dénigrer ainsi ce qui fonde leur dignité – leur philosophie – voilà qui est plutôt maladroit. Poussant la critique jusqu’à l’extrême, il renverse même les catégories habituellement valorisées à Corinthe pour faire du christianisme le contre-pied des critères courants :
« Car il est écrit : “Je mènerai à sa perte la sagesse des sages, et l’intelligence des intelligents je la rejetterai. [Isaïe 29, 14] Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisqu’en en effet le monde, avec sa sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. » (1Co 1, 19-25.)
Ici l’ironie cède le pas au catéchisme. Dans ce célèbre morceau de bravoure, Paul appelle « esprit » l’enthousiasme déplacé des Corinthiens et « sagesse » leur obstination à mal le comprendre. Il persifle la prétention des Grecs à tout vouloir raisonner, à vouloir aller trop loin. À cet orgueil de l’intellect, il oppose une théologie de la croix. L’expression, imagée, dit cette nouvelle attitude de Dieu : Dieu élit de manière définitive ce qui n’a pas de valeur. Ainsi est-ce la folie qui devient une foi, un crucifié qui devient Christ, la faiblesse de Dieu qui devient la force de Dieu.
Après cette charge, il poursuit sur son élan et stigmatise les scandales qu’on lui a rapportés. Tour à tour, il dénonce trois hontes pour l’Église de Corinthe.
Première honte, un inceste « légal » : un homme vit avec « la femme de son père » (1Co 5, 1). Paul, respectant la liberté de sa communauté, donne son avis : qu’on l’excommunie ! Il vote pour ainsi dire « par procuration spirituelle » : « présent par l’esprit, j’ai déjà jugé, comme si j’étais présent réellement […], que cet individu soit livré à Satan pour la perte de son corps » (1Co 5, 3 & 5).
Second scandale : l’appel à des tribunaux païens. Ici, il se range à la coutume rabbinique : qu’il y ait des chrétiens qui jugent au sein de la communauté avant que l’affaire ne soit portée devant les tribunaux impériaux !
Troisième scandale : l’utilisation d’un slogan sans doute hérité de la prédication antiochienne, « tout m’est permis », exprimant l’absolue liberté du chrétien sauvé une bonne fois par le sacrifice du Christ, pour couvrir les pires dérèglements. Usant encore de la souplesse de son esprit habile à s’adapter à toutes les situations, Paul invente sur- le-champ une métaphore destinée à une longue postérité : l’image des chrétiens, corps du Christ. Le Christ, n’ayant plus au sein de ce monde une réalité visiblement corporelle, habite le corps de chacun des chrétiens. Ceux-ci lui fournissent leurs yeux, leurs bras, leurs jambes. Aussi Paul peut-il juger avec dégoût la fornication : « J’irais prendre les membres [μέλη] du Christ pour en faire les membres d’une prostituée ! Jamais de la vie ! » (1Co 6, 15).
Réponse aux questions posées
« Et j’en viens à ce que vous m’avez écrit » (1Co 7, 1) : grâce à cette transition, Paul passe aux questions que lui ont posé les Corinthiens par le biais d’une lettre, sans doute acheminée par Timothée.
Première question : « Faut-il se marier ? ». Si la demande paraît étrange vingt siècles après l’envoi de l’épître, elle est très pertinente dans un contexte où l’on croit à une venue prochaine de la fin des temps. Pourquoi se marier, quand le Seigneur vient bientôt ? Abandonnant son ton polémique, Paul réagit en chef de communauté ; il fournit une bonne illustration des qualités dont il faisait preuve avec les communautés : pragmatisme, réalisme, souplesse. Le maître mot est la décence : « mieux vaut se marier que brûler » (1Co 7, 9). Brûler de désir est la manière sûr de livrer son âme au Tentateur, aussi faut-il agir en se connaissant soi-même.
On retrouve le même pragmatisme dans la réponse à la seconde question : « que faire lors des repas voués aux idoles ? ». Il s’agit avant tout de se comporter selon sa conscience, car, comme l’apôtre le rappelle avec bon sens, « ce n’est pas un aliment qui nous vaudra la faveur de Dieu » (1Co 8, 7). Mais la conscience n’est pas tout, car il y a également les chrétiens hésitants, ces « faibles », comme les appelle Paul. Ou bien ils seront choqués de voir faire quelque chose d’interdit et en viendront à critiquer le christianisme, ou bien ils prendront prétexte de cette liberté pour se comporter mal. Paul règle donc l’épineuse question des repas où l’on mange de la viande sacrifiée aux idoles, les idolothytes, en renvoyant le chrétien à son propre jugement : « Tout est permis », dit-il en reprenant le slogan précédent, « mais tout n’est pas profitable » (1Co 10, 23), ajoute-t-il. Toute la liberté chrétienne, sa difficulté, sa grandeur aussi, se trouvent dans la gestion de cette liberté qui ne doit pas être perturbatrice ou inquiétante. Et, touchant ces matières, c’est la communauté qui doit être la mesure de la liberté.
Car si Paul ajoute toujours une partie morale à ses lettres, ce n’est certes pas pour réglementer la vie de ses paroisses : combien de fois renvoie-t-il ses ouailles à leurs responsabilités, se bornant ici à un conseil, là à un rappel ! Le vrai sens de ses admonestations s’épanouit dans le groupe tel qu’il le conçoit : l’Église locale doit être le lieu qui donne à chacun toutes les conditions possibles d’obéir à la volonté divine. Tout ce qui heurte, tout ce qui divise, détourne l’individu de son vrai but de progression spirituelle. Le groupe a tant d’importance car il est « guidé par l’Esprit ». En groupe, on a moins de risque d’avoir tort que seul et l’Esprit de Dieu, ce point de contact et cette courroie de transmission entre lui et ses créatures, repose sur la communauté. Car l’Esprit est bien ce truchement entre l’homme et Dieu, qui fonctionne par anticipation de leur union future, à la fin des temps. Lucien Cerfaux en donne une excellente définition :
« L’Esprit Saint anticipe notre condition de sauvés, d’élus à la qualité de fils de Dieu, appelés à vivre éternellement dans la familiarité du Père. Il nous établit dès maintenant dans cette condition, la réalisant en “mystère”, lui-même prémices et gage des biens célestes. »
L’action de l’Esprit s’étend donc à toutes les périodes de la vie ou l’homme anticipe la fin des temps, qui sera un face-à-face avec Dieu vécu dans l’amour. Ainsi, chaque fois qu’il comprend quelque chose de Dieu, c’est l’Esprit qui le fait comprendre. Chaque fois qu’il se comporte avec charité, c’est l’Esprit qui fait agir.
Si tout doit être fait pour la progression mutuelle dans l’Église, a fortiori doit-on accorder la plus grande attention au culte qui réunit tous les chrétiens devant Dieu. Les réponses à la troisième question « comment se comporter pendant le culte ? » sont donc particulièrement détaillées. La règle d’or est de s’y comporter avec dignité, en ayant en vue principalement le bien d’autrui.
Ainsi, pour éviter les scandaleuses disparités où l’un se gorge quand l’autre a faim, Paul recommande-t-il de faire le plus grand cas de ses motivations : « S’il n’y discerne le corps du Seigneur, quiconque mange [du pain eucharistié] et boit [à cette coupe], mange et boit sa propre condamnation. » (1Co 11, 18)
De même, dans une Église où les manifestations spirituelles paraissaient assez fréquentes, où l’on parle souvent « en langues[2] », tout doit être orienté pour que chacun puisse comprendre ce qui se dit, et que cela soit au profit de tous. Les Corinthiens demeurent des Grecs, accoutumés à la mantique (la magie divinatoire) et à une exaltation proche de l’ivresse dionysiaque. Les visionnaires corinthiens se posent en révélateurs indispensables et non en humbles témoins, chacun cherche à se faire gloire. Aussi, même ce don de Dieu qu’est le parler en langues doit être subordonné à la communauté. Comme dans toute la vie chrétienne, l’amour doit présider à tous les actes :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne suis qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien. L’amour est patient ; l’amour est serviable ; il n’est pas envieux ; l’amour ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; il ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas rancune du mal ; il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il met sa joie dans la vérité. Il excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. L’amour ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra. » (1Co 13, 1-8.)
AFFRONTER UNE SÉRIE DE CRISES À CORINTHE : 2CO.
Paul pense avoir calmé les esprits par sa missive et se consacre au sort de ses Églises d’Asie. Mais à Corinthe, les esprits s’échauffent. La lettre maladroite qu’il vient d’envoyer ne les range pas de son côté et la plupart des Corinthiens s’avèrent prêt à entendre la contre- prédication judaïsante qui suit Paul à la trace et qui tâche de défaire ce qu’il a construit avec patience. Un homme, dont on ne connaît pas le nom, commence à agiter les membres de la communauté, toute disposée à faire alliance avec les nouveaux venus, une alliance plus tactique que véritablement doctrinale.
D’après ce que l’on peut déduire des maigres indications fournies par la Seconde Épître aux Corinthiens et de ce que l’on peut tirer de la Première Épître, Paul envoya Timothée en même temps que sa Première Lettre (ou peut-être un peu auparavant) pour tester sa popularité (1Co 4, 14-21). Mais les membres de l’Église ne lui firent pas liesse (2Co 7, 12). Aussi l’apôtre envoya-t-il une lettre portée par Tite. Ce dernier, visiblement, semblait plus apte à remplir cette mission délicate : plus diplomate, plus souple que Timothée, trop proche de Paul, il était investi de la mission de faire revenir les Corinthiens dans le giron des Églises pauliniennes. Il avait pour lui sa faconde et aussi le fait qu’il soit un païen non circoncis (Ga 2, 1-3).
La lettre qu’il portait était-elle l’actuelle Seconde Épître aux Corinthiens dans son entier ? Depuis longtemps la majorité des exégètes a répondu par la négative : de trop grandes disparités d’accent et de thèmes coexistent dans cette Épître et l’argument des sautes d’humeurs de Paul en cours de rédaction ne tient plus. Les sept premiers chapitres ont un ton très différent de la fin de la lettre. En outre, les chapitres 8 et 9 se recoupent partiellement et semblent former une unité à eux seuls : deux billets différents (ou deux versions du même billet) incitant à la collecte pour les pauvres de Jérusalem. La Seconde Épître aux Corinthiens se retrouve donc composée de plusieurs sous- épîtres : A : 2Co 8 ; B : 2Co 9 ; C : 2Co 2, 14–7, 4 ; D : 2Co 10–13 ; E : 2Co 1, 1–2, 13 & 7, 5-16. Or, considérant le ton adopté dans C, le plus probable est qu’il s’agisse bien de la lettre portée par Tite.
Une lettre pour calmer les esprits : 2Co C
Averti désormais de la susceptibilité des Corinthiens, Paul écrit donc une lettre extrêmement diplomatique aux termes soigneusement pesés et choisis : la lettre C. Aidé dans sa rédaction par Timothée, qu’il nomme dans l’adresse, il tente une manœuvre de séparation des fronts : en montrant l’abîme qui sépare les « spirituels » des judaïsants, il espère défaire l’alliance tactique qui les unissait.
Dans un chapitre rendu complexe par l’utilisation de termes empruntés aux « spirituels », il entreprend de leur montrer que le retour à Moïse, tel que les judaïsants le voulaient, est absurde.
« Nous ne faisons pas comme Moïse, qui “se mettait un voile sur le visage” [Exode 34, 33- 35] pour empêcher les enfants d’Israël de fixer les yeux sur la fin d’un éclat passager. Leur esprit s’est obscurci. Jusqu’à maintenant en effet, lorsqu’on lit l’Ancienne Alliance [παλαις διαθκης, l’Ancien Testament], ce voile est là. Il n’est point levé ; car c’est dans le Christ qu’il est détruit. » (2Co 3, 13-14.)
Moïse, l’intermédiaire par excellence de Dieu, se voilait le visage pour ne pas montrer aux yeux de ses frères israélites que l’éclat de son visage provenant du long contact avec le Seigneur sur la montagne avait disparu. Moïse, donc, devient, sous la plume, de Paul une sorte de précurseur de la rencontre avec Dieu : s’il a pu, lui, voir Dieu en face, il n’a pas pu le faire voir parfaitement aux Hébreux, parce que le Seigneur ne s’était pas encore incarné : il a laissé un voile sur l’Écriture. Un voile que l’Incarnation ne rend plus nécessaire. Et l’éblouissement, par un processus d’identification étrange, s’étend pour l’apôtre à tous les livres mosaïques : le voile devient celui de la lecture des Écritures. Paul, lui, a une telle assurance, qu’il ne craint pas d’être ébloui par la gloire de Dieu pour ses frères, contrairement à Moïse.
L’image est audacieuse et doit plaire aux Grecs accoutumés à ces façons de parler. Elle s’attaque en outre à Moïse en adoptant le biais que les Grecs affectionnent : un biais interprétatif.
Une fois opérée la distinction entre les deux partis, il peut replacer le conflit à sa juste valeur : tout n’est qu’une question de personnes ! Partant, il fait sa propre apologie, expliquant sa mission d’apôtre et justifiant sa conduite à Corinthe. Il centre ce plaidoyer pro domo sur la théologie de la croix. Lui-même n’est qu’un réceptacle indigne, un vase d’argile : toute sa conduite, ses réprimandes, ses actes lui ont été inspirés par le Christ, comme si ce dernier vivait en lui, pauvre intermédiaire.
« Ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour qu’on voie bien que cette extraordinaire puissance vient de Dieu et non de nous. Nous sommes pressés de partout, mais non écrasés ; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ; persécutés mais non abandonnés ; abattus mais non anéantis. Nous portons en notre corps les souffrances de la mort de Jésus pour que ce soit la vie de Jésus qui soit manifestée dans notre corps. Quoique vivants, nous sommes sans cesse à la mort à cause de Jésus pour que ce soit la vie de Jésus, qui soit manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait-elle son œuvre en nous, et la vie son œuvre en vous. Animés du même esprit de foi dont il est écrit “j’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé” [Psaume 106, lxx], nous croyons à notre tour, c’est pourquoi nous parlons. » (2Co 4, 7-13.)
Il ajoute un peu plus loin pour insister sur cette délégation du Christ : « Nous sommes les ambassadeurs du Christ ; c’est comme si Dieu exhortait par nous. Aussi nous vous en conjurons, par le nom du Christ : laissez vous réconcilier avec Dieu ! » (2Co 5, 20).
J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Toute la pensée de Paul peut se résumer à cette phrase. La foi est non seulement un préalable à la parole, mais elle est aussi une cause directe : la foi presse pour être exprimée, c’est-à-dire pousse à l’évangélisation, au chant, à la louange. Une foi sans parole, une foi qui ne serait qu’intérieure, ne serait pas authentique.
Enfin, dans une émouvante exhortation, il finit par avouer l’affection qui l’unit aux Corinthiens.
« Ce n’est pas vous qui êtes à l’étroit chez nous ; ce sont vos cœurs à vous qui sont étroits. Payez- nous donc de retour ! Je vous parle comme à mes enfants ; ouvrez grand votre cœur ! » (2Co 6, 12-13.)
Les esprits ne se calment pas pour autant : 2Co D
Paul, après sa lettre, veut avoir l’esprit tranquille et se consacrer à d’autres champs d’évangélisation. D’autant plus qu’il semble avoir été libéré de sa prison éphésienne. Il quitte alors la ville et se dirige vers la Macédoine.
Mais de Corinthe, les mauvaises nouvelles l’attendent sur le chemin ; les judaïsants, voulant reprendre la main, ont réussi à convaincre certains membres de la communauté que leurs dons apostoliques sont bien supérieurs à ceux de Paul. Paul est submergé d’amertume. La lettre qu’il écrit, la lettre D, est pleine de sarcasme et de souffrance. Elles sont loin, la pondération et la mesure de la lettre ; plus de diplomatie, plus de mots soigneusement pesés – Paul se livre tel qu’en lui-même et donne libre cours à son chagrin et à son découragement.
« Je suis jaloux à votre égard d’une jalousie divine ; car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ. Mais j’ai bien peur qu’à l’instar d’Ève, que le serpent a dupée par sa ruse, vos pensées ne se corrompent en s’écartant de la simplicité envers le Christ. Si le premier venu vous prêche un autre Jésus que celui que nous avons prêché, s’il s’agit de recevoir un Esprit différent de celui que vous avez reçu ou un Évangile différent de celui que vous avez accueilli, vous le supporteriez fort bien ! » (2Co 11, 2- 4.)
L’ironie est amère : les Corinthiens sont prêts à tout croire, un autre Jésus, un autre Évangile, un autre Esprit. Ils sont bien ces fils d’Ève, séduits par le dernier qui a parlé.
Avec le Billet à Philémon, cette lettre est sans doute la plus belle et la plus éloquente de toutes celles de Paul. Dans sa défense, il exprime toute sa tendresse et toute sa paternité envers les Églises qu’il a fondées.
On le bafoue ? Eh bien, il va se justifier ! Les trois premiers chapitres (10–12) sont une apologie personnelle. Il y exprime sa propre autorité, qu’il ne faut pas confondre avec sa douceur apparente. Certes, il est un homme chétif et maigre, qui ne paie pas de mine, pourtant, cette faiblesse n’est qu’extérieure ; à l’intérieur de Paul brûle une force et une énergie qui paraissent dans ses lettres.
« “Ses lettres, dit-on, sont énergiques et sévères ; mais, quand il est là, c’est un corps chétif, et sa parole est méprisable.” – Qu’on se le dise bien, que tels nous sommes en paroles dans nos lettres quand nous sommes absents, tels aussi, une fois présents, nous serons dans nos actes. » (2Co 10, 10-11.)
Si l’apôtre paraît plus autoritaire dans ses lettres que dans la réalité, c’est qu’il a de la considération pour ses Corinthiens, qu’il entend traiter avec ménagement. Son maître mot est en effet la gratuité de l’annonce de l’Évangile.
Il défend alors ses qualités apostoliques, comme devant les Galates, en forçant sa modestie et en faisant passer ses titres de gloire pour de la folie. Pour un Dieu qui n’élit que ce qui est humble, se faire valoir comme les soi-disant apôtres le font n’est qu’une preuve de folie. Mais puisque c’est là le langage que comprennent les Corinthiens, il n’hésitera pas à le tenir puisque leur édification compte bien plus que la sienne propre. Lui aussi appartient au peuple élu, lui aussi mérite le respect pour les épreuves qu’il a affrontées. Lui aussi a eu des visions et des révélations, dont il ne parle pas, mais dont il pourrait légitiment se vanter.
« Ils sont Hébreux ? Moi aussi. Ils sont Israélites ? Moi aussi. Ils sont de la race d’Abraham ? Moi aussi. Ils sont ministres du Christ ? Je vais dire une sottise ; moi, bien plus. Par les labeurs, bien plus ; par les emprisonnements, bien plus ; par les coups, encore davantage ; par la mort, plus fréquemment. Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage. Il m’est arrivé de passer un jour et une nuit sur l’abîme ! Voyages sans nombre, dangers des rivières, dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la ville, dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux frères ! Labeur et fatigue, veilles fréquentes, faim et soif, jeûnes répétés, froid et nudité ! Et sans parler du reste, mon obsession quotidienne, le souci de toutes les Églises ! Qui est faible, sans que je sois faible ? Qui vient à tomber, sans qu’un feu ne me brûle ? S’il faut se glorifier, c’est de mes faiblesses que je me glorifierai. Le Dieu et Père du Seigneur Jésus, qui est béni éternellement, sait que je ne mens pas. À Damas, l’ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville des Damascéniens pour m’appréhender, et c’est par une fenêtre, dans un panier, qu’on me laissa glisser le long de la muraille, et ainsi j’échappai à ses mains. Il faut se glorifier ? Et pourtant cela ne sert à rien… et bien ! j’en viendrai aux visions et révélations du Seigneur. Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans – était-ce en son corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais ; Dieu le sait… cet homme-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là était-ce en son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait –, je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme de redire. Pour cet homme-là je me glorifierai ; mais pour moi, je ne me glorifierai que de mes faiblesses. Oh ! Si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé ; je dirais la vérité. Mais je m’abstiens, de peur qu’on ne se fasse de moi une idée supérieure à ce qu’on voit en moi ou à ce qu’on m’entend dire. Et de peur que l’excellence même de ces révélations ne me monte à la tête, il m’a été mis une écharde en la chair, un ange de Satan pour me souffleter pour que cela ne me monte pas à la tête ! Trois fois, j’ai prié le Seigneur pour qu’il s’éloigne de moi. Mais il m’a déclaré : “Ma grâce te suffit : car la force se déploie dans la faiblesse.” C’est donc de grand cœur que je me vanterai de mes faiblesses, afin qu’habite en moi la puissance du Christ. C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, dans les persécutions et les angoisses endurées pour le Christ ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » (2Co 11, 22–12, 10.)
Il faut lire en entier ce long texte. Certes, il n’est pas possible d’assigner avec précision l’ensemble des épreuves, – mis à part peut-être la fuite précipitée de Damas –, mais elles nous donnent une excellente idée de la somme de difficultés et de souffrance qu’il faut mettre sous le terme « apôtre » quand Paul l’emploie.
Les attaques de ses adversaires de Corinthe, qui critiquaient ses qualités apostoliques donne à Paul l’occasion de préciser sa fonction d’apôtre. Dans la Première Épître aux Corinthiens, déjà, il avait eu l’occasion d’expliciter ces qualités apostoliques de désintéressement absolu et d’adaptation à la situation. La Seconde Épître laisse voir en Paul un mystique qui raconte une de ses expériences à la troisième personne, comme pour se détacher de ces révélations.
Partout, enfin, on discerne en œuvre la théologie de la Croix, l’élection du dérisoire et de la faiblesse. Le contrepoids de tous ces motifs légitimes de fierté, en effet, c’est l’écharde dans la chair : « De peur de l’excellence même de ces révélations ne me monte à la tête, on m’a mis une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me souffleter – pour que cela ne me monte à la tête » (2Co 12, 7). Cette épine est au moins aussi célèbre que le chemin de Damas et les commentateurs ne se sont pas privés de lui donner toutes les interprétations possibles : maladie récurrente, malaria, défaut d’élocution, épilepsie et même, récemment, homosexualité.
 Sans prétendre résoudre la question, remarquons le contexte. Malgré les persécutions, malgré les difficultés, la prédication de Paul fut, au moins pour un temps, un franc succès. Gratifié de révélations, opérant des conversions malgré sa faiblesse, réussissant à faire des miracles, il est constamment porté par Dieu pour étendre son Évangile jusqu’aux confins de la terre. Et pourtant, dans ses épîtres, on le voit gaspiller son énergie à se battre contre ses propres frères. Si seulement il n’avait eu à combattre que les païens ! L’écharde dans la chair de Paul n’est-ce pas cette sempiternelle division, cette impossible unité ? Voir sa propre Église déchirée par des rivalités internes alors qu’il y a tant à faire à l’extérieur !
Vers une solution du conflit à Corinthe ? La lettre E
Ce qui frappe en lisant la première partie de l’actuelle Seconde Épître ainsi que le passage 7, 5-16, c’est le caractère pacifié du ton de Paul. Les choses se sont calmées. Sans doute ses lettres y sont pour quelque chose, sans doute également la présence de Tite et des nombreux collaborateurs que Paul n’a pas manqué d’envoyer a apaisé les esprits. Paul écrit désormais à une communauté redevenue favorable.
Paul n’a plus qu’à se défendre contre une accusation à vrai dire plutôt affectueuse, celle d’avoir promis de venir et de ne pas l’avoir fait. Il répond avec calme : le seul motif de sa « dissimulation » n’était que la délicatesse. Il ne voulait pas intervenir. Dans une formule très belle, il s’explique : « C’est par ménagement pour vous que je ne suis pas revenu à Corinthe. Nous n’entendons absolument pas régenter votre foi : nous ne voulons que contribuer à votre joie, car, pour la foi, vous tenez bon » (2Co 1, 23-24).
Mettant en pratique les exhortations qu’il faisait dans ses épîtres précédentes, il recommande même la mansuétude pour le fauteur de trouble à Corinthe : il est bien assez puni de s’être vu désavoué en public : « Il lui suffit du châtiment infligé par la majorité : mieux vaut donc maintenant lui pardonner et l’encourager, de peur que le malheureux ne vienne à sombrer dans une peine excessive » (2Co 2, 6-7). Heureuse conclusion, donc : « Je me réjouis de pouvoir en tout compter sur vous » (2Co 7, 16).