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Après toutes ces crises, Paul pouvait se croire soulagé. Mais voilà
que la
contestation renaît et, terrible constatation, c’est Corinthe, la perle des Églises
pauliniennes, qui entre en crise. Paul se voit derechef contraint à croiser le fer.
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De toutes les villes de l’Antiquité, Corinthe est sans doute l’une
des plus opulentes,
de toutes les Églises pauliniennes, la plus riche. Sa situation géographique en fait le lieu
de passage obligé des navires allant de Rome en Asie : elle est la porte d’accès à
l’Orient. Elle possédait deux ports, Cenchrées et Léchée, l’un sur le
golfe de Corinthe et
l’autre sur la mer d’Égée, qui étaient reliés entre eux par une pente
glissante, le diolcos.
À une époque où le canal n’était pas construit, le passage de l’isthme
de Corinthe se
faisait en effet par voie terrestre. Le spectacle s’avérait des plus intéressants :
on fixait
les bateaux sur des berceaux de bois et on les posait sur des cylindres. Il fallait ensuite
pousser et tirer l’énorme masse en déplaçant les cylindres pour faire avancer le
navire
vers l’autre rive, le long de la route pavée sur laquelle étaient inscrits les chemins à
suivre. La manœuvre prenait bien deux ou trois jours et rapportait beaucoup d’argent à
la ville : les droits de péage s’élevait à un bon chiffre tandis que les portefaix
qui
charriaient le bateau faisaient payer cher leurs services. Le système était excellent pour
le commerce de la ville : durant cette halte forcée, les marins dormaient dans les
auberges, buvaient et mangeaient dans les tavernes, fréquentaient les prostituées ; les
armateurs et les commerçants en profitaient pour conclure des affaires, pour échanger
des marchandises, pour décider de nouvelles courses.
Tandis que les riches voyageurs habitaient dans la ville, Cenchrées et Léchée
faisaient figure d’entrepôts maritimes et de ville à marins, remplies d’auberges
et de
gargotes. À Corinthe, deux villes étaient enfermées dans la même enceinte. La ville
haute, l’Acrocorinthe, se trouvait à 600 mètres au-dessus de la mer dans une position
quasi inexpugnable. Elle n’était habitée que par des soldats et par les prêtres.
Des
temples prestigieux qui s’y élevaient, dédiés à la Mère des Dieux, à
la Nécessité, à la
Force, à Isis, à Sérapis et à Vénus. La ville basse, celle où vivaient
presque tous les
Corinthiens, était construite en terrasse jusqu’au roc de l’Acrocorinthe. Elle était
organisée autour de l’agora, la place centrale. De cette agora partaient des rues bordées
de colonnes et de statues d’une richesse étonnante. Si Athènes faisait un peu figure
de
ville universitaire, Corinthe était la ville industrieuse, riche, commerçante. Dans l’une,
les
temples n’étaient plus entretenus, les piédestaux des statues délaissés, leurs
marbres
pillés vers Rome ou vers Antioche, les maisons étroites et pauvres ; dans l’autre,
les
demeures étaient larges et spacieuses, meublées avec un luxe parvenu, les
sanctuaires trop bien entretenus, les rues trop neuves.
À Corinthe, le colon romain ne formait qu’une petite minorité :
la population de la ville
était des plus mélangée – Grecs, bien sûr, mais aussi Africains et Levantins.
Ville de
passage, Corinthe était célèbre pour le dérèglement de ses mœurs : « vivre à la
corinthienne » était une expression répandue pour caractériser une vie de débauche.
Le
géographe Strabon apporte sa pierre à la réputation de la cité : il raconte
qu’il y avait
même une prostitution sacrée des hiérodules ; ces prêtresses donnaient leur
corps pour
la déesse Aphrodite Pandemos. Il est probable qu’il ne s’agit là que d’une
légende, et de
toutes façons ces étranges vestales n’existaient pas au temps de Paul, mais elle est
caractéristique de ce que l’on pensait d’une ville dont on représentait les habitants
au
théâtre sous le masque du libertin.
La minorité juive de Corinthe devait certainement être assez importante.
On connaît
en effet le goût des Juifs de la Diaspora pour le commerce ; or Corinthe constituait
le
nœud du commerce mondial.
Paul arrive à Corinthe au cours de son « deuxième »
voyage missionnaire. Les
Actes nous disent l’histoire d’une évangélisation plutôt pacifique (Ac 18,
1-17) où,
malgré une certaine agitation des Juifs et une comparution devant le proconsul Gallion
qui dirigeait la province, l’apôtre fait son travail en se tournant vers les païens et
en
demeurant assez longtemps dans la ville. À Corinthe, il fait la connaissance de Prisca et
Aquilas, qui seront pour lui de précieux seconds. Ce couple juif converti au
christianisme, chassé de Rome par la persécution de Claude, avait sans doute établi
dans la ville une sorte de « tête de pont » du christianisme. Ils durent accueillir
l’apôtre à
bras ouverts : assez isolés à Corinthe, ils avaient dû être catéchisés
assez rapidement
à Rome et l’expérience de Paul leur faisait défaut.
L’épisode corinthien est parmi les plus assurés du livre des Actes.
L’entrevue avec
Gallion est corroborée par une inscription trouvée à Delphes au siècle dernier qui
confirme que ce demi- frère de Sénèque était bien proconsul de la province romaine
d’Achaïe au temps de Paul. Et il également probable que l’issue du procès de
Paul fut
favorable comme l’indiquent les Actes : quelle valeur pouvait avoir l’accusation
de violer
la Loi juive aux yeux de ce fin lettré qui s’ennuyait tellement à Corinthe ?
La communauté que bâtit Paul est très active et très mélangée.
On y trouve à la fois
des gens très riches comme ce Sosthène (1Co 1, 14) qui est identifié dans les Actes
comme « chef de la synagogue » (ἀρχισυνάγογος) ;
plutôt que d’en faire le chef de la
communauté juive, il vaut mieux lire le qualificatif comme un titre honorifique attribué
après des largesses. De même, on trouve Éraste, dont le nom signale un esclave, qui
devait plutôt être un affranchi très puissant : une inscription trouvée dans
le marché du
Nord affirme qu’il fut édile de Corinthe, c’est-à-dire magistrat. Il s’agit
sans doute du
même Éraste, dont l’épître aux Romains affirme qu’il est trésorier
(οἰκονόμος,
« économe ») de Rome (Rm 16, 23). Remarquons au passage que le fait d’être
chrétien
ne paraît pas avoir nui à Éraste : les persécutions contre les chrétiens
n’étaient pas
encore courantes et l’obligation de participer aux sacrifices de la cité, une nécessité
lorsque l’on était magistrat, ne posait sans doute pas tant de difficultés aux premiers
convertis. Il existe également des esclaves au sein de la communauté comme Tertius
(Rm 16, 21) qui joue le rôle de secrétaire de Paul ou Fortunatus et Achaïcus,
dont les
noms ne peuvent être que ceux d’esclaves. Aussi, Paul affirme-t-il : « Regardez
ceux
qui ont été appelés : il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup
de
puissants, pas beaucoup de gens nobles » (1Co 1, 26). La communauté de Corinthe
était composée majoritairement de gens des classes moyennes, comme ces petits
artisans que fréquentait Paul lorsqu’il exerçait son métier de fabricant de tentes,
surtout
des païens, même si un Sosthène était certainement juif, et un Crispus « craignait
Dieu », c’est-à-dire obéissait à la Loi comme un Juif sans être Juif
de naissance.
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Lorsqu’en 51, Paul quitta Corinthe pour se rendre à la conférence
de Jérusalem et
pour finalement se fixer à Éphèse, il laissait derrière lui une communauté
nouvelle mais
vivace avec laquelle il se tient en liaison permanente.
D’après ce que l’on déduit de sa correspondance avec les
Corinthiens, Paul mandata
un successeur en la personne d’Apollos. Les Actes des apôtres nous apprennent qu’il
était originaire d’Alexandrie et qu’il appartenait à ces johannites d’Éphèse
dont on a vu
qu’ils furent convertis par l’apôtre dès son arrivée dans la ville. Le personnage
parlait
bien, possédait d’indéniables talents de rhéteur et, contrairement à Paul,
jouissait d’une
grande aisance oratoire.
Son succès à Corinthe s’avéra foudroyant ; plus intellectuel
que Paul, meilleur
orateur aussi, il plaisait à ces Grecs habitués aux diatribes enflammées et à l’éloquence
parfois lourde des faiseurs de panégyriques, des avocats rhéteurs, des démagogues
phraseurs. Et puis, pour ces Hellènes aristocrates, fiers d’être les pères de la
civilisation
mondiale, le christianisme prenait une tournure familière dans la bouche d’Apollos et se
dégageait de cette religion de métèques qu’avait prêchée Paul. Tant et
si bien que se
forma à Corinthe un « parti d’Apollos », une sorte de sous-Église,
une division.
Faut-il inventer entre « ceux de Paul » et « ceux
d’Apollos » des différences
théologiques majeurs ? Probablement pas : Apollos ne chercha jamais à faire Église à
part et Paul le réintégrera bientôt dans son équipe. Les causes étaient plutôt
contingentes. Apollos, sans doute par goût et par culture, prêchait un christianisme
beaucoup plus inspiré de la philosophie grecque platonicienne que celui de Paul. Ainsi,
dans la pensée platonicienne, le corps est-il souvent considéré comme une entrave
ainsi que l’exprime le fameux jeu de mots σῶμα σῆμα, le
corps est un tombeau. Aussi,
les partisans d’Apollos interprétèrent-ils la Résurrection comme une résurrection
des
âmes et non une résurrection des corps. Ils adoptèrent en outre dans leur élan un
christianisme très intellectuel – Paul, pour les railler, les nommera « spirituels ».
À cette première faille se juxtapose une division sociale : lors
du culte, le rang social
est pris en considération. Dans les premières communautés, pour autant qu’on puisse
le savoir, le « jour du Seigneur » se déroulait en effet de manière très
communautaire.
Au lever du soleil, ante lucem, on chantait une hymne. Puis, à une heure indéterminée
on se réunissait pour une liturgie imitée de la synagogue : prières, chants, lecture
de
l’Écriture se succédaient, assorties parfois d’une allocution (l’ancêtre
des sermons) de
l’apôtre ou de ses associés. Les femmes étaient présentes. Ensuite, vers le
soir,
l’assemblée prenait un repas en commun, les agapes, où tout le monde s’asseyait à la
même table. Après une prière sur la nourriture (un bénédicité) on mangeait
en commun
ce que chacun avait apporté. Parfois, sans qu’on puisse aujourd’hui savoir si cela se
faisait à des occasions particulières, chacun confessait publiquement ses fautes et
communiait à un pain spécial en répétant les paroles de l’Institution. Très
vite,
cependant, à Corinthe, emportés par l’habitude sociale, les gens bien considérés
dînaient dans les salles à manger (triclinium) tandis que les pauvres s’installaient
comme ils le pouvaient sur les marches de l’atrium. Paul trace un portrait très frappant
de cette situation.
« Lorsque vous vous réunissez, ce n’est plus le repas du
Seigneur que vous prenez.
Dès qu’on est à table, chacun prend avant tout son propre repas, et l’un a faim
quand
l’autre est ivre. Serait-ce que vous n’avez point de maisons pour manger et pour boire ?
Ou alors que vous méprisez l’Église de Dieu et que vous voulez faire honte à ceux
qui
n’ont rien ? Que vous dire ? Vous dire bravo ? Sur ce point, certainement pas ! »
(1Co
11, 20-22.)
Enfin, les Corinthiens ne pouvaient s’empêcher d’interpréter
le message évangélique
d’après leurs propres canons. La liberté chrétienne que leur prêchait Paul – puisque le
Christ est venu nous sauver, rien ne saurait avoir d’importance – avait été comprise
comme une incitation à l’individualisme. De même, l’appel à un monde nouveau était
vécu comme un éloge de l’exaltation effrénée : de nombreux phénomènes
mystiques,
comme le « parler en langues » interviennent dans la communauté.
Paul, profitant d’un voyage commercial des gens de Chloé d’Éphèse,
réclame des
rapports sur Corinthe. Il obtient de mauvaises nouvelles et même un appel à l’aide pour
gérer la communauté… Il envoie Timothée, son fidèle lieutenant avec une lettre,
l’actuelle Première Épître aux Corinthiens. Celle-ci est composée de deux parties :
la
première est une attaque directe contre les agissements au sein de l’Église de Corinthe
alors que la seconde est une sorte de « catalogue » de réponses aux questions
que se
posent les Corinthiens.
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Au début de la lettre, n’écoutant que l’indignation qui l’a
soulevé à la réception des
mauvais échos de la communauté, Paul adopte une stratégie qui s’avère déplorable :
l’ironie. Il raille les gens qui ont suivi Apollos en les taxant de « beaux esprits »,
en les
présentant sous un jour détestable. Bref, il ne fait pas étalage de charité, comme
on
peut le voir dans ce passage :
« L’homme
d’esprit [ψυχικός ; disciple d’Apollos] ne perçoit
pas ce qui vient de l’Esprit de
Dieu : pour lui, c’est de la folie et il ne peut le connaître, car c’est spirituellement
qu’on en
juge. L’homme spirituel [πνευματικός ;
le vrai chrétien], au contraire, juge de tout, et lui-même
n’est jugé par personne. Qui en effet a connu la pensée du Seigneur, pour lui faire la
leçon ?
Eh bien, nous ! Nous l’avons la pensée du Christ. Quant à moi, frères, je n’ai
pu vous parler
comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes de chair, comme à des petits
enfants dans le Christ » (1Co 2, 14–3, 1.)
La différence entre gens d’esprits et spirituels est tout simplement
radicale puisqu’elle
procède de l’incompatibilité de deux systèmes différents ; un élément
issu de l’un n’est
pas pertinent dans l’autre. Ainsi, en ce qui concerne la foi, les spirituels ne sont-ils pas
plus avancés que des enfants. Traiter ces Corinthiens si fiers de simples gamins !
Dénigrer ainsi ce qui fonde leur dignité – leur philosophie – voilà qui est
plutôt maladroit.
Poussant la critique jusqu’à l’extrême, il renverse même les catégories
habituellement
valorisées à Corinthe pour faire du christianisme le contre-pied des critères courants :
« Car
il est écrit : “Je mènerai à sa perte la sagesse des sages, et l’intelligence
des
intelligents je la rejetterai.” [Isaïe 29, 14] Où est-il, le sage ?
Où est-il, l’homme cultivé ? Où
est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse
du monde ?
Puisqu’en en effet le monde, avec sa sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de
Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. Alors
que les
Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons,
nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux
qui
sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car la
folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les
hommes. » (1Co 1, 19-25.)
Ici l’ironie cède le pas au catéchisme. Dans ce célèbre
morceau de bravoure, Paul
appelle « esprit » l’enthousiasme déplacé des Corinthiens et « sagesse »
leur
obstination à mal le comprendre. Il persifle la prétention des Grecs à tout vouloir
raisonner, à vouloir aller trop loin. À cet orgueil de l’intellect, il oppose une théologie
de la
croix. L’expression, imagée, dit cette nouvelle attitude de Dieu : Dieu élit
de manière
définitive ce qui n’a pas de valeur. Ainsi est-ce la folie qui devient une foi, un crucifié
qui
devient Christ, la faiblesse de Dieu qui devient la force de Dieu.
Après cette charge, il poursuit sur son élan et stigmatise les scandales
qu’on lui a
rapportés. Tour à tour, il dénonce trois hontes pour l’Église de Corinthe.
Première honte, un inceste « légal » : un
homme vit avec « la femme de son père »
(1Co 5, 1). Paul, respectant la liberté de sa communauté, donne son avis : qu’on
l’excommunie ! Il vote pour ainsi dire « par procuration spirituelle » : « présent par
l’esprit, j’ai déjà jugé, comme si j’étais présent réellement
[…], que cet individu soit livré
à Satan pour la perte de son corps » (1Co 5, 3 & 5).
Second scandale : l’appel à des tribunaux païens. Ici, il
se range à la coutume
rabbinique : qu’il y ait des chrétiens qui jugent au sein de la communauté avant
que
l’affaire ne soit portée devant les tribunaux impériaux !
Troisième scandale : l’utilisation d’un slogan sans doute
hérité de la prédication
antiochienne, « tout m’est permis », exprimant l’absolue liberté
du chrétien sauvé une
bonne fois par le sacrifice du Christ, pour couvrir les pires dérèglements. Usant encore
de la souplesse de son esprit habile à s’adapter à toutes les situations, Paul invente
sur-
le-champ une métaphore destinée à une longue postérité : l’image
des chrétiens, corps
du Christ. Le Christ, n’ayant plus au sein de ce monde une réalité visiblement
corporelle, habite le corps de chacun des chrétiens. Ceux-ci lui fournissent leurs yeux,
leurs bras, leurs jambes. Aussi Paul peut-il juger avec dégoût la fornication : « J’irais
prendre les membres [μέλη] du Christ pour en faire les membres d’une prostituée !
Jamais de la vie ! » (1Co 6, 15).
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« Et j’en viens à ce que vous m’avez écrit »
(1Co 7, 1) : grâce à cette transition, Paul
passe aux questions que lui ont posé les Corinthiens par le biais d’une lettre, sans doute
acheminée par Timothée.
Première question : « Faut-il se marier ? ».
Si la demande paraît étrange vingt siècles
après l’envoi de l’épître, elle est très pertinente dans un contexte où
l’on croit à une
venue prochaine de la fin des temps. Pourquoi se marier, quand le Seigneur vient
bientôt ? Abandonnant son ton polémique, Paul réagit en chef de communauté ;
il fournit
une bonne illustration des qualités dont il faisait preuve avec les communautés :
pragmatisme, réalisme, souplesse. Le maître mot est la décence : « mieux
vaut se
marier que brûler » (1Co 7, 9). Brûler de désir est la manière sûr
de livrer son âme au
Tentateur, aussi faut-il agir en se connaissant soi-même.
On retrouve le même pragmatisme dans la réponse à la seconde question : « que
faire lors des repas voués aux idoles ? ». Il s’agit avant tout de se comporter
selon sa
conscience, car, comme l’apôtre le rappelle avec bon sens, « ce n’est pas un
aliment
qui nous vaudra la faveur de Dieu » (1Co 8, 7). Mais la conscience n’est pas tout, car
il
y a également les chrétiens hésitants, ces « faibles », comme les
appelle Paul. Ou bien
ils seront choqués de voir faire quelque chose d’interdit et en viendront à critiquer
le
christianisme, ou bien ils prendront prétexte de cette liberté pour se comporter mal. Paul
règle donc l’épineuse question des repas où l’on mange de la viande sacrifiée
aux
idoles, les idolothytes, en renvoyant le chrétien à son propre jugement : « Tout
est
permis », dit-il en reprenant le slogan précédent, « mais tout n’est
pas profitable » (1Co
10, 23), ajoute-t-il. Toute la liberté chrétienne, sa difficulté, sa grandeur aussi,
se
trouvent dans la gestion de cette liberté qui ne doit pas être perturbatrice ou inquiétante.
Et, touchant ces matières, c’est la communauté qui doit être la mesure de la liberté.
Car si Paul ajoute toujours une partie morale à ses lettres, ce n’est
certes pas pour
réglementer la vie de ses paroisses : combien de fois renvoie-t-il ses ouailles à leurs
responsabilités, se bornant ici à un conseil, là à un rappel ! Le vrai sens
de ses
admonestations s’épanouit dans le groupe tel qu’il le conçoit : l’Église
locale doit être le
lieu qui donne à chacun toutes les conditions possibles d’obéir à la volonté
divine. Tout
ce qui heurte, tout ce qui divise, détourne l’individu de son vrai but de progression
spirituelle. Le groupe a tant d’importance car il est « guidé par l’Esprit ».
En groupe, on a
moins de risque d’avoir tort que seul et l’Esprit de Dieu, ce point de contact et cette
courroie de transmission entre lui et ses créatures, repose sur la communauté. Car
l’Esprit est bien ce truchement entre l’homme et Dieu, qui fonctionne par anticipation de
leur union future, à la fin des temps. Lucien Cerfaux en donne une excellente définition :
« L’Esprit
Saint anticipe notre condition de sauvés, d’élus à la qualité de fils de Dieu,
appelés à vivre éternellement dans la familiarité du Père. Il nous établit
dès maintenant dans
cette condition, la réalisant en “mystère”, lui-même prémices et gage
des biens célestes. »
L’action de l’Esprit s’étend donc à toutes les périodes
de la vie ou l’homme anticipe la
fin des temps, qui sera un face-à-face avec Dieu vécu dans l’amour. Ainsi, chaque fois
qu’il comprend quelque chose de Dieu, c’est l’Esprit qui le fait comprendre. Chaque fois
qu’il se comporte avec charité, c’est l’Esprit qui fait agir.
Si tout doit être fait pour la progression mutuelle dans l’Église, a
fortiori doit-on
accorder la plus grande attention au culte qui réunit tous les chrétiens devant Dieu. Les
réponses à la troisième question « comment se comporter pendant le culte ? »
sont
donc particulièrement détaillées. La règle d’or est de s’y comporter avec
dignité, en
ayant en vue principalement le bien d’autrui.
Ainsi, pour éviter les scandaleuses disparités où l’un se
gorge quand l’autre a faim,
Paul recommande-t-il de faire le plus grand cas de ses motivations : « S’il n’y
discerne
le corps du Seigneur, quiconque mange [du pain eucharistié] et boit [à cette coupe],
mange et boit sa propre condamnation. » (1Co 11, 18)
De même, dans une Église où les manifestations spirituelles paraissaient
assez
fréquentes, où l’on parle souvent « en langues[2] », tout doit être orienté pour que chacun
puisse comprendre ce qui se dit, et que cela soit au profit de tous. Les Corinthiens
demeurent des Grecs, accoutumés à la mantique (la magie divinatoire) et à une
exaltation proche de l’ivresse dionysiaque. Les visionnaires corinthiens se posent en
révélateurs indispensables et non en humbles témoins, chacun cherche à se faire
gloire. Aussi, même ce don de Dieu qu’est le parler en langues doit être subordonné à la
communauté. Comme dans toute la vie chrétienne, l’amour doit présider à tous
les
actes :
« Quand
je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne
suis qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie
et que je
connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de
la foi, une foi à
transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais
tous
mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour,
cela
ne me sert de rien. L’amour est patient ; l’amour est serviable ; il n’est
pas envieux ; l’amour
ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; il ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt,
ne s’irrite pas, ne tient pas rancune du mal ; il ne se réjouit pas de l’injustice,
mais il met sa
joie dans la vérité. Il excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. L’amour
ne passe
jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La
science ? elle
disparaîtra. » (1Co 13, 1-8.)
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Paul pense avoir calmé les esprits par sa missive et se consacre au sort
de ses
Églises d’Asie. Mais à Corinthe, les esprits s’échauffent. La lettre maladroite
qu’il vient
d’envoyer ne les range pas de son côté et la plupart des Corinthiens s’avèrent
prêt à
entendre la contre- prédication judaïsante qui suit Paul à la trace et qui tâche
de défaire
ce qu’il a construit avec patience. Un homme, dont on ne connaît pas le nom,
commence à agiter les membres de la communauté, toute disposée à faire alliance
avec les nouveaux venus, une alliance plus tactique que véritablement doctrinale.
D’après ce que l’on peut déduire des maigres indications
fournies par la Seconde
Épître aux Corinthiens et de ce que l’on peut tirer de la Première Épître,
Paul envoya
Timothée en même temps que sa Première Lettre (ou peut-être un peu auparavant)
pour tester sa popularité (1Co 4, 14-21). Mais les membres de l’Église ne lui firent
pas
liesse (2Co 7, 12). Aussi l’apôtre envoya-t-il une lettre portée par Tite. Ce
dernier,
visiblement, semblait plus apte à remplir cette mission délicate : plus diplomate, plus
souple que Timothée, trop proche de Paul, il était investi de la mission de faire revenir
les Corinthiens dans le giron des Églises pauliniennes. Il avait pour lui sa faconde et
aussi le fait qu’il soit un païen non circoncis (Ga 2, 1-3).
La lettre qu’il portait était-elle l’actuelle Seconde Épître
aux Corinthiens dans son
entier ? Depuis longtemps la majorité des exégètes a répondu par la négative :
de trop
grandes disparités d’accent et de thèmes coexistent dans cette Épître et l’argument
des
sautes d’humeurs de Paul en cours de rédaction ne tient plus. Les sept premiers
chapitres ont un ton très différent de la fin de la lettre. En outre, les chapitres 8 et 9
se
recoupent partiellement et semblent former une unité à eux seuls : deux billets différents
(ou deux versions du même billet) incitant à la collecte pour les pauvres de Jérusalem.
La Seconde Épître aux Corinthiens se retrouve donc composée de plusieurs sous-
épîtres : A : 2Co 8 ; B : 2Co 9 ; C : 2Co 2,
14–7, 4 ; D : 2Co 10–13 ; E : 2Co 1, 1–2,
13 &
7, 5-16. Or, considérant le ton adopté dans C, le plus probable est qu’il s’agisse
bien de
la lettre portée par Tite.
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Averti désormais de la susceptibilité des Corinthiens, Paul écrit
donc une lettre
extrêmement diplomatique aux termes soigneusement pesés et choisis : la lettre C.
Aidé dans sa rédaction par Timothée, qu’il nomme dans l’adresse, il tente une
manœuvre de séparation des fronts : en montrant l’abîme qui sépare les « spirituels »
des judaïsants, il espère défaire l’alliance tactique qui les unissait.
Dans un chapitre rendu complexe par l’utilisation de termes empruntés
aux
« spirituels », il entreprend de leur montrer que le retour à Moïse, tel
que les judaïsants
le voulaient, est absurde.
« Nous
ne faisons pas comme Moïse, qui “se mettait un voile sur le visage” [Exode
34, 33-
35] pour empêcher les enfants d’Israël de fixer les yeux sur la fin d’un éclat
passager. Leur
esprit s’est obscurci. Jusqu’à maintenant en effet, lorsqu’on lit l’Ancienne
Alliance [παλαιός
διαθήκης, l’Ancien Testament], ce
voile est là. Il n’est point
levé ; car c’est dans
le Christ qu’il est
détruit. » (2Co 3, 13-14.)
Moïse, l’intermédiaire par excellence de Dieu, se voilait le visage
pour ne pas
montrer aux yeux de ses frères israélites que l’éclat de son visage provenant du
long
contact avec le Seigneur sur la montagne avait disparu. Moïse, donc, devient, sous la
plume, de Paul une sorte de précurseur de la rencontre avec Dieu : s’il a pu, lui, voir
Dieu en face, il n’a pas pu le faire voir parfaitement aux Hébreux, parce que le Seigneur
ne s’était pas encore incarné : il a laissé un voile sur l’Écriture.
Un voile que l’Incarnation
ne rend plus nécessaire. Et l’éblouissement, par un processus d’identification étrange,
s’étend pour l’apôtre à tous les livres mosaïques : le voile devient
celui de la lecture des
Écritures. Paul, lui, a une telle assurance, qu’il ne craint pas d’être ébloui
par la gloire de
Dieu pour ses frères, contrairement à Moïse.
L’image est audacieuse et doit plaire aux Grecs accoutumés à ces
façons de parler.
Elle s’attaque en outre à Moïse en adoptant le biais que les Grecs affectionnent :
un
biais interprétatif.
Une fois opérée la distinction entre les deux partis, il peut replacer
le conflit à sa juste
valeur : tout n’est qu’une question de personnes ! Partant, il fait sa propre apologie,
expliquant sa mission d’apôtre et justifiant sa conduite à Corinthe. Il centre ce plaidoyer
pro domo sur la théologie de la croix. Lui-même n’est qu’un réceptacle
indigne, un vase
d’argile : toute sa conduite, ses réprimandes, ses actes lui ont été inspirés
par le Christ,
comme si ce dernier vivait en lui, pauvre intermédiaire.
« Ce
trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour qu’on voie bien que cette
extraordinaire puissance vient de Dieu et non de nous. Nous sommes pressés de partout,
mais non écrasés ; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ;
persécutés mais non
abandonnés ; abattus mais non anéantis. Nous portons en notre corps les souffrances de
la
mort de Jésus pour que ce soit la vie de Jésus qui soit manifestée dans notre corps.
Quoique
vivants, nous sommes sans cesse à la mort à cause de Jésus pour que ce soit la vie de
Jésus, qui soit manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait-elle son œuvre en
nous,
et la vie son œuvre en vous. Animés du même esprit de foi dont il est écrit “j’ai
cru, c’est
pourquoi j’ai parlé” [Psaume 106, lxx], nous croyons à notre tour, c’est pourquoi
nous
parlons. » (2Co 4, 7-13.)
Il ajoute un peu plus loin pour insister sur cette délégation du Christ : « Nous sommes
les ambassadeurs du Christ ; c’est comme si Dieu exhortait par nous. Aussi nous vous
en conjurons, par le nom du Christ : laissez vous réconcilier avec Dieu ! »
(2Co 5, 20).
J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Toute la pensée
de Paul peut se résumer à cette
phrase. La foi est non seulement un préalable à la parole, mais elle est aussi une cause
directe : la foi presse pour être exprimée, c’est-à-dire pousse à l’évangélisation,
au
chant, à la louange. Une foi sans parole, une foi qui ne serait qu’intérieure, ne serait
pas
authentique.
Enfin, dans une émouvante exhortation, il finit par avouer l’affection
qui l’unit aux
Corinthiens.
« Ce
n’est pas vous qui êtes à l’étroit chez nous ; ce sont vos cœurs à
vous qui sont
étroits. Payez- nous donc de retour ! Je vous parle comme à mes enfants ; ouvrez
grand votre
cœur ! » (2Co 6, 12-13.)
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Paul, après sa lettre, veut avoir l’esprit tranquille et se consacrer à d’autres champs
d’évangélisation. D’autant plus qu’il semble avoir été libéré
de sa prison éphésienne. Il
quitte alors la ville et se dirige vers la Macédoine.
Mais de Corinthe, les mauvaises nouvelles l’attendent sur le chemin ;
les judaïsants,
voulant reprendre la main, ont réussi à convaincre certains membres de la
communauté que leurs dons apostoliques sont bien supérieurs à ceux de Paul. Paul est
submergé d’amertume. La lettre qu’il écrit, la lettre D, est pleine de sarcasme
et de
souffrance. Elles sont loin, la pondération et la mesure de la lettre C ; plus de diplomatie,
plus de mots soigneusement pesés – Paul se livre tel qu’en lui-même et donne libre
cours à son chagrin et à son découragement.
« Je
suis jaloux à votre égard d’une jalousie divine ; car je vous ai fiancés à
un époux
unique, comme une vierge pure à présenter au Christ. Mais j’ai bien peur qu’à
l’instar d’Ève,
que le serpent a dupée par sa ruse, vos pensées ne se corrompent en s’écartant de
la
simplicité envers le Christ. Si le premier venu vous prêche un autre Jésus que celui
que nous
avons prêché, s’il s’agit de recevoir un Esprit différent de celui que vous
avez reçu ou un
Évangile différent de celui que vous avez accueilli, vous le supporteriez fort bien ! »
(2Co 11, 2-
4.)
L’ironie est amère : les Corinthiens sont prêts à tout
croire, un autre Jésus, un autre
Évangile, un autre Esprit. Ils sont bien ces fils d’Ève, séduits par le dernier
qui a parlé.
Avec le Billet à Philémon, cette lettre est sans doute la plus belle
et la plus éloquente
de toutes celles de Paul. Dans sa défense, il exprime toute sa tendresse et toute sa
paternité envers les Églises qu’il a fondées.
On le bafoue ? Eh bien, il va se justifier ! Les trois premiers chapitres
(10–12) sont
une apologie personnelle. Il y exprime sa propre autorité, qu’il ne faut pas confondre
avec sa douceur apparente. Certes, il est un homme chétif et maigre, qui ne paie pas de
mine, pourtant, cette faiblesse n’est qu’extérieure ; à l’intérieur
de Paul brûle une force et
une énergie qui paraissent dans ses lettres.
« “Ses
lettres, dit-on, sont énergiques et sévères ; mais, quand il est là, c’est
un corps
chétif, et sa parole est méprisable.” – Qu’on se le dise bien, que tels nous
sommes en paroles
dans nos lettres quand nous sommes absents, tels aussi, une fois présents, nous serons
dans nos actes. » (2Co 10, 10-11.)
Si l’apôtre paraît plus autoritaire dans ses lettres que dans
la réalité, c’est qu’il a de la
considération pour ses Corinthiens, qu’il entend traiter avec ménagement. Son maître
mot est en effet la gratuité de l’annonce de l’Évangile.
Il défend alors ses qualités apostoliques, comme devant les Galates,
en forçant sa
modestie et en faisant passer ses titres de gloire pour de la folie. Pour un Dieu qui n’élit
que ce qui est humble, se faire valoir comme les soi-disant apôtres le font n’est qu’une
preuve de folie. Mais puisque c’est là le langage que comprennent les Corinthiens, il
n’hésitera pas à le tenir puisque leur édification compte bien plus que la sienne
propre.
Lui aussi appartient au peuple élu, lui aussi mérite le respect pour les épreuves qu’il
a
affrontées. Lui aussi a eu des visions et des révélations, dont il ne parle pas, mais
dont il
pourrait légitiment se vanter.
« Ils
sont Hébreux ? Moi aussi. Ils sont Israélites ? Moi aussi. Ils sont de la race
d’Abraham ? Moi aussi. Ils sont ministres du Christ ? Je vais dire une sottise ;
moi, bien plus.
Par les labeurs, bien plus ; par les emprisonnements, bien plus ; par les coups, encore
davantage ; par la mort, plus fréquemment. Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf
coups
de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé ;
trois fois j’ai fait naufrage. Il m’est
arrivé de passer un jour et une nuit sur l’abîme ! Voyages sans nombre, dangers
des rivières,
dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la ville,
dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux frères ! Labeur et fatigue, veilles
fréquentes, faim et soif, jeûnes répétés, froid et nudité ! Et sans
parler du reste, mon
obsession quotidienne, le souci de toutes les Églises ! Qui est faible, sans que je sois faible ?
Qui vient à tomber, sans qu’un feu ne me brûle ? S’il faut se glorifier, c’est
de mes faiblesses
que je me glorifierai. Le Dieu et Père du Seigneur Jésus, qui est béni éternellement,
sait que je
ne mens pas. À Damas, l’ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville des Damascéniens
pour m’appréhender, et c’est par une fenêtre, dans un panier, qu’on me laissa
glisser le long
de la muraille, et ainsi j’échappai à ses mains. Il faut se glorifier ? Et pourtant
cela ne sert à
rien… et bien ! j’en viendrai aux visions et révélations du Seigneur. Je connais
un homme
dans le Christ qui, voici quatorze ans – était-ce en son corps ? je ne sais ; était-ce
hors de
son corps ? je ne sais ; Dieu le sait… cet homme-là fut ravi jusqu’au troisième
ciel. Et cet
homme-là était-ce en son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu
le sait –, je sais
qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il
n’est pas permis à un
homme de redire. Pour cet homme-là je me glorifierai ; mais pour moi, je ne me glorifierai
que
de mes faiblesses. Oh ! Si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé ; je dirais
la vérité.
Mais je m’abstiens, de peur qu’on ne se fasse de moi une idée supérieure à
ce qu’on voit en
moi ou à ce qu’on m’entend dire. Et de peur que l’excellence même de ces révélations
ne me
monte à la tête, il m’a été mis une écharde en la chair, un ange de Satan
pour me souffleter
pour que cela ne me monte pas à la tête ! Trois fois, j’ai prié le Seigneur
pour qu’il s’éloigne de
moi. Mais il m’a déclaré : “Ma grâce te suffit : car la force se
déploie dans la faiblesse.” C’est
donc de grand cœur que je me vanterai de mes faiblesses, afin qu’habite en moi la puissance
du Christ. C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les
détresses, dans les persécutions et les angoisses endurées pour le Christ ; car,
lorsque je
suis faible, c’est alors que je suis fort. » (2Co 11, 22–12, 10.)
Il faut lire en entier ce long texte. Certes, il n’est pas possible d’assigner
avec
précision l’ensemble des épreuves, – mis à part peut-être la fuite précipitée
de Damas
–, mais elles nous donnent une excellente idée de la somme de difficultés et de
souffrance qu’il faut mettre sous le terme « apôtre » quand Paul l’emploie.
Les attaques de ses adversaires de Corinthe, qui critiquaient ses qualités
apostoliques donne à Paul l’occasion de préciser sa fonction d’apôtre. Dans
la Première
Épître aux Corinthiens, déjà, il avait eu l’occasion d’expliciter ces
qualités apostoliques
de désintéressement absolu et d’adaptation à la situation. La Seconde Épître
laisse voir
en Paul un mystique qui raconte une de ses expériences à la troisième personne,
comme pour se détacher de ces révélations.
Partout, enfin, on discerne en œuvre la théologie de la Croix, l’élection
du dérisoire et
de la faiblesse. Le contrepoids de tous ces motifs légitimes de fierté, en effet, c’est
l’écharde dans la chair : « De peur de l’excellence même de ces
révélations ne me
monte à la tête, on m’a mis une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé
de me
souffleter – pour que cela ne me monte à la tête » (2Co 12, 7). Cette épine est au moins
aussi célèbre que le chemin de Damas et les commentateurs ne se sont pas privés de
lui donner toutes les interprétations possibles : maladie récurrente, malaria, défaut
d’élocution, épilepsie et même, récemment, homosexualité.
Sans prétendre résoudre la question, remarquons le contexte.
Malgré les
persécutions, malgré les difficultés, la prédication de Paul fut, au moins pour
un temps,
un franc succès. Gratifié de révélations, opérant des conversions malgré
sa faiblesse,
réussissant à faire des miracles, il est constamment porté par Dieu pour étendre
son
Évangile jusqu’aux confins de la terre. Et pourtant, dans ses épîtres, on le voit
gaspiller
son énergie à se battre contre ses propres frères. Si seulement il n’avait eu à
combattre
que les païens ! L’écharde dans la chair de Paul n’est-ce pas cette sempiternelle
division, cette impossible unité ? Voir sa propre Église déchirée par des rivalités
internes alors qu’il y a tant à faire à l’extérieur !
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Ce qui frappe en lisant la première partie de l’actuelle Seconde Épître
ainsi que le
passage 7, 5-16, c’est le caractère pacifié du ton de Paul. Les choses se sont calmées.
Sans doute ses lettres y sont pour quelque chose, sans doute également la présence
de Tite et des nombreux collaborateurs que Paul n’a pas manqué d’envoyer a apaisé
les esprits. Paul écrit désormais à une communauté redevenue favorable.
Paul n’a plus qu’à se défendre contre une accusation à
vrai dire plutôt affectueuse,
celle d’avoir promis de venir et de ne pas l’avoir fait. Il répond avec calme :
le seul motif
de sa « dissimulation » n’était que la délicatesse. Il ne voulait
pas intervenir. Dans une
formule très belle, il s’explique : « C’est par ménagement pour vous
que je ne suis pas
revenu à Corinthe. Nous n’entendons absolument pas régenter votre foi : nous ne
voulons que contribuer à votre joie, car, pour la foi, vous tenez bon » (2Co 1,
23-24).
Mettant en pratique les exhortations qu’il faisait dans ses épîtres
précédentes, il
recommande même la mansuétude pour le fauteur de trouble à Corinthe : il est bien
assez puni de s’être vu désavoué en public : « Il lui suffit du châtiment
infligé par la
majorité : mieux vaut donc maintenant lui pardonner et l’encourager, de peur que le
malheureux ne vienne à sombrer dans une peine excessive » (2Co 2, 6-7). Heureuse
conclusion, donc : « Je me réjouis de pouvoir en tout compter sur vous »
(2Co 7, 16).
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