1. AVANT SA VOCATION
Pour entreprendre l’histoire d’un homme, on aime habituellement donner des petits détails suggestifs : ses parents, la maison dans laquelle il a grandi, ses camarades de jeux, ses amis, ses conquêtes, ses progrès… On organise alors par la pensée une visite guidée des lieux qu’il a fréquentés : la petite cour dans laquelle il a joué, le chemin qu’il empruntait pour se rendre à son travail, la couleur de la mer qu’il a côtoyée, le fin découpage des montagnes qu’il avait sous les yeux.
Pour Paul, rien de cela. Il débarque dans le Nouveau Testament, personnage sans passé, sous un nom trop connu (Saül, comme le roi), au beau milieu d’une l’histoire commencée depuis Abraham et continuée, parmi les pleurs et les grincements de dents, par l’exécution du diacre Étienne :
« Et l’ayant jeté hors de la ville, ils lapidaient [Étienne]. Les témoins avaient déposé leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saül. Et ils lapidaient Étienne qui priait en disant : “Seigneur Jésus, recevez mon esprit.” […] Or Saül approuvait ce meurtre. » (Ac 7, 58b-59 ; 8, 1)
« Un jeune homme appelé Saül » : il s’agit de Paul, qui n’a pas encore son « nom de guerre » hellénisé, Paul, Παῦλος. Pourquoi consentait-il à ce meurtre ? Visiblement, l’auteur des Actes des Apôtres, que l’on identifie avec celui de l’Évangile selon Luc, n’en connaît pas plus ou ne veut pas en apprendre davantage à son lecteur.
UN PERSONNAGE VENU DE L’OMBRE
Pourquoi ce silence ? Mettons d’abord en cause la distance qui nous sépare des événements : après deux mille ans, les sources d’information sont inévitablement plus réduites et l’on s’étonne déjà d’en savoir autant sur l’apôtre, alors que la figure de Jacques, que Paul lui- même nomme « frère du Seigneur » (Ga 1, 19), émerge à peine de l’ombre, et que l’Apôtre « que le Christ aimait », celui dont on peut penser qu’il fut l’un des personnages clefs du christianisme à ses débuts, n’est pour nous qu’une pâle figure penchée sur la poitrine du Sauveur. Et que dire des autres, Pison, un des premiers personnages de l’Empire, Tibère, souverain du monde civilisé, Corbulon, principal général de Claude, Marc-Antoine, même, rival malheureux d’Auguste ? Ils étaient les plus puissants, ils ne sont plus pour nous que des noms chez Tacite, chez Suétone.
Une autre raison explique notre ignorance : la volonté de Paul, récent converti, de ne plus reconnaître son ancien état. Se considérant un homme nouveau par sa rencontre avec le Christ (voir Ga 6, 15), il ignora délibérément l’homme ancien qu’il fut. Tout à la volonté de regarder en avant plutôt qu’en arrière, il laissait son ancienne vie dans l’ombre. Si, à une seule reprise, il nous fournit quelques précisions, force est de constater que l’historien reste sur sa faim :
« S’il semble à quelqu’un de pouvoir se glorifier dans la chair, à moi bien davantage : circoncis le huitième jour, de la descendance d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreux ; d’après la Loi, un pharisien, d’après le zèle, un persécuteur de l’Église de Dieu, d’après la justice provenant de la Loi, un homme irréprochable. » (Ph 3, 4b-6.)
Nous voilà gratifiés d’un certificat de bonne judaïté ! Paul présente toutes les qualités de l’excellent Juif : il a été circoncis au temps prescrit par la Loi juive, le huitième jour, il est d’une extraction élevée puisqu’il est fils d’Israël de la tribu de Benjamin et il n’est pas issu de mariages mixtes car il est « Hébreu fils d’Hébreux ». Toutes précisions très importantes à une époque où la vie dans la Diaspora, c’est-à-dire dans des pays étrangers où il n’était pas possible de respecter toutes les prescriptions religieuses, avait provoqué un certain relâchement des mœurs. En s’appelant « Hébreu », Paul ne dit pas seulement qu’il est juif, il affirme entretenir une relation positive avec Jérusalem et peut-être parler l’hébreu, ce que peu de juifs des terres grecques savaient faire.
On aimerait faire un portrait physique de l’apôtre. Nous ne disposons que d’une seule description très postérieure à son activité, puisqu’il s’agit d’un passage des Actes apocryphes de Paul écrits vers 150 en Asie Mineure : « Or, il vit venir Paul, un homme de petite taille, à la tête dégarnie, aux jambes arquées, vigoureux, aux sourcils joints, au nez légèrement aquilin, plein de grâce ; en effet, tantôt il apparaissait tel un homme, tantôt il avait le visage d’un ange. » (Actes de Paul 3, 3.) On devine la description fortement idéalisée. On reconnaît dans ces traits l’idéal antique : les jambes arquées sont celles d’Hercule, le front et les sourcils appartiennent à Auguste, le nez aquilin est typique du « profil grec ».
Les mosaïques et les peintures orientales peuvent fournir quelques indications. La représentation de Paul est toujours fixe : maigreur, calvitie, regard perçant, une barbe taillée en pointe et un large front. Peut-être ces images s’appuient-elles sur d’anciens portraits de Paul et nous fournissent-elles une idée du souvenir qu’il avait laissé.
Aux historiens de reconstruire l’itinéraire de ce Juif d’il y a deux millénaires.
LES SOURCES.
Pour avoir accès à la figure de Paul, nous disposons d’un certain nombre de sources dont on peut brièvement faire la liste. Les sources « canoniques », c’est-à-dire appartenant au canon du Nouveau Testament sont de deux natures : les Actes des Apôtres et les Épîtres de Paul. Dans les sources « apocryphes », c’est-à-dire non retenues par le canon, on peut classer tous les Actes de Paul et toutes les apocalypses qui lui sont attribuées.
On ne saurait accorder la même confiance à toutes les sources.
1. Les Actes des Apôtres, qui sont attribués à l’évangéliste Luc, font depuis quelques années les frais de la critique historique. Si les biographes d’antan leur ont accordé un crédit historique sans mesure, les historiens d’aujourd’hui ont remarqué l’incompatibilité de la figure du Paul des Actes avec celle qui se dégage de ses lettres, ainsi ses rapports avec l’Église de Jérusalem ou sa conception du judaïsme. La raison en est que l’auteur de l’ensemble Luc-Actes écrit pour l’édification de ses lecteurs en utilisant un programme théologique bien défini qui lui fournit une clef pour l’interprétation des événements historiques. Sans remettre en cause la valeur de ce fondement de l’histoire du christianisme primitif, il convient donc d’interpréter les renseignements qu’il nous donne.
2. Les épîtres de Paul. – Au sein des épîtres pauliniennes, les exégètes ont pris coutume de distinguer entre les épîtres authentiques, qui sont de la main de Paul et les épîtres deutéro- pauliniennes (mot à mot «du deuxième Paul ») qui ont ses disciples pour auteur. Les épîtres pastorales (Première et Seconde Épître à Timothée, Épître à Tite) ainsi que certaines épîtres « de la captivité » (en particulier les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens) sont en effet depuis longtemps entrées en procès. Leur style est plus lourd, leur vocabulaire un peu différent des autres épîtres, on y trouve une théorie des anges étrangère au paulinisme ainsi que des projets de voyages qui ne cadrent pas avec ce que l’on sait par ailleurs des itinéraires pauliniens. Aussi accordera- t-on la préférence aux épîtres authentiques. Selon la majorité des exégètes actuels, on en compte sept. Selon un ordre chonologique probable :
1) la Première Épître aux Thessaloniciens (v. 51)
2) L’Épître aux Galates (v. 54)
3) la Première Épître aux Corinthiens (v. 54/55)
4) l’Épître aux Philippiens (v. 55)
5) l’Épître à Philémon (v. 55)
6) la Seconde Épître aux Corinthiens (v. 54/56)
7) l’Épître aux Romains (v. 56/57)
3. Les écrits apocryphes. – Actes de Paul et correspondance de Paul avec Sénèque, par exemple, ne sauraient être utilisés sans grand danger.
JUIF DE TARSE
Il était sans doute né à Tarse, ville d’Asie Mineure : cette indication nous est fournie par les Actes et il n’y a aucune raison de la remettre en cause. Tarse, aujourd’hui en Turquie, était à la fois un centre de commerce de première grandeur et un grand foyer de culture. Sa position était favorisée : située à mi-chemin entre la prestigieuse ville d’Antioche et les côtes d’Asie Mineure qui ouvraient le passage aux cités grecques, cœur de la province de Cilicie, elle était fameuse pour sa prospérité due au textile. On y tissait en particulier le cilice (du nom de la province), un tissu rêche d’excellente qualité. En outre, la cité avait une bonne réputation intellectuelle, comme Strabon nous l’apprend dans sa Géographie : « Les habitants de Tarse sont tellement passionnés pour la philosophie, ils ont l’esprit si encyclopédique, que leur cité a fini par éclipser Athènes, Alexandrie, et toutes les autres cités que l’on pourrait énumérer pour avoir donné naissance à quelque secte ou école philosophique. » Elle avait abrité en ses murs le maître stoïcien Antipatros et l’épicurien Lysias. Le stoïcien Athénodore, qui avait été le précepteur de l’empereur Auguste y était né et avait retrouvé sa ville natale pour la gouverner lorsque son brillant élève avait accédé aux plus hautes fonctions. César et Marc-Antoine l’avaient comblée de faveur : elle prit le nom de Juliopolis puis reçut les privilèges d’une cité libre. Marc-Antoine y reçut pour la première fois Cléopâtre, reine d’Égypte, et agrandit la cité.
Tarse était donc loin d’être la misérable ville de province que l’on se figure parfois. Il faut au contraire s’imaginer le jeune Paul courant dans un grand port où se mélangent les cultures et les langues : les Grecs et les Romains côtoyant les Asiates et d’autres peuplades étranges ; Mèdes et Babyloniens des régions iraqiennes, montagnards d’Afghanistan, commerçants de l’Inde. Plus loin, ce sont les allées ombragées du Cydnus, le fleuve qui coule à Tarse : sur ses bords se promènent les philosophes. La vie est rude et plutôt austère, contrairement aux cités d’Ionie célèbres pour la mollesse de mœurs.
Qui étaient les parents de Paul, on l’ignore. Il ne fait pas de doute qu’ils étaient de ces Juifs de la Diaspora (c’est-à-dire éloignés de Jérusalem) qui avaient acquis une solide culture grecque. Ils parlaient grec et lisaient la Bible dans le texte grec des Septante. Il n’est pas sûr qu’ils connaissaient l’hébreu ou même l’araméen : Philon, le célèbre juif de la Diaspora d’Alexandrie ne connaissait probablement pas ces langues. Les autres éléments dont nous disposons sur eux – et qui sont fournis par le Livre des Actes – sont peu assurés : le fait qu’ils fussent citoyens de Tarse (comme Paul le dit au tribun romain venu l’arrêter en Ac 21, 39) et le fait qu’ils fussent citoyens romains, comme on l’apprend au moment de son arrestation (Ac 22, 25).
Avaient-ils la citoyenneté de Tarse ? Paradoxalement, il leur était plus facile d’acquérir la citoyenneté romaine que celle de la cité dans laquelle ils habitaient. Être citoyen romain, c’était finalement bénéficier de prérogatives certes enviables mais relativement floues, qui ne touchaient pas vraiment à la vie de la cité. Et, même si ce résumé est un peu brutal, on préférait que les étrangers jouissent des droits accordés par un empereur lointain plutôt que de les voir participer à la vie de la cité. Que des Juifs comme les parents de Paul jouissent de la citoyenneté tarsiote aurait été exceptionnel.
Attardons-nous donc à la seconde question : les parents de Paul étaient-ils citoyens romains ? L’auteur des Actes le prétend, qui montre Paul faire usage de sa citoyenneté à la fin de sa vie (Ac 22, 22-28). Le débat entre les historiens est plutôt vif.
Le privilège était plutôt rare à cette époque (il sera généralisé par la suite) car il munissait le citoyen de droits fondamentaux : porter la toge, avoir un nom triple, voter dans les élections, échapper à un châtiment dégradant. Un citoyen romain était en outre une personne juridique à part entière qui disposait de toute faculté pour tester, hériter, contracter un mariage, acheter des biens, tout cela sans conditions. Les moyens d’acquérir la citoyenneté romaine quand on n’habitait pas la péninsule italique n’étaient pas nombreux : avoir rendu à l’État (c’est-à-dire à l’Empereur) des services distingués, avoir été l’esclave d’un citoyen qui vous affranchissait en guise de remerciement post mortem ou bien avoir servi dans l’armée. Or être militaire, pour un Juif, était quasiment exclu : non seulement, du côté Juif, faire couler le sang était interdit sauf pour des motifs très bien définis, et, du côté romain, on avait bien vite compris que les populations juives palestiniennes n’étaient pas très loyales, plus attachées qu’elles étaient à leur terre et à leur religion qu’au bien de l’Empire. Quant à une citoyenneté octroyée pour services rendus, cela était impensable : à l’époque d’Auguste et de Tibère, seul un très petit nombre d’individus eurent cet honneur et ils étaient tous très puissants.
S’ils possédaient la citoyenneté romaine, les parents de Paul devaient être d’anciens affranchis venus s’installer à Tarse, comme il y en avait beaucoup dans la Diaspora. Leur statut était enviable et ils n’avaient rien des petits boutiquiers de « seconde zone » habitant dans une sorte de ghetto misérable qu’on se figure parfois.
De plus en plus souvent, les historiens remettent en cause l’affirmation des Actes en notant les incohérences du récit. Pourquoi Paul excipe-t-il de ce privilège aussi tardivement, alors qu’il est en prison depuis de longs mois ? Pourquoi affirme-t-il ailleurs avoir été battu de verges (2Co 11, 25), un traitement impensable pour un citoyen ?
PHARISIEN À JÉRUSALEM
Les parents de Paul étaient-ils pharisiens ? La majorité des biographes de Paul, se fondant sur le passage de l’Épître aux Philippiens cité précédemment, répondent par l’affirmative. La question mérite cependant l’examen.
Le pharisaïsme formait un groupe au sein du judaïsme. Né de l’Exil et développé sous les Maccabées (vers 176 av. J.-C.), il voulait étendre à tout le peuple la pureté que l’on réservait alors aux prêtres en exercice. Pour y parvenir, chaque pharisien s’obligeait à respecter à la lettre les prescriptions de la Loi (la Torah) contenues aussi bien dans les Écritures que dans la tradition orale. La vie du pharisien s’enrichissait d’une multitude de gestes imposés et de gestes défendus dont la précision atteignait parfois une complexité extrême puisqu’il y avait 613 commandements à respecter. Ce légalisme fait aujourd’hui sourire, d’autant plus que le christianisme, à travers la condamnation du Jésus des évangiles, en a toujours présenté une image tellement déformée que l’on se demande souvent comment on pouvait être pharisien…
Il s’agissait en réalité d’une aspiration à la pureté et au dépassement de soi pour louer Dieu : la Loi était perçue non pas comme une contrainte extérieure, mais comme l’instrument par lequel le monde avait été crée, une sorte de schéma de construction du cosmos. Respecter la Loi, c’était, dans l’esprit des pharisiens, se servir du mode d’emploi, se comporter parfaitement d’après la loi de l’univers ; certains philosophes grecs stoïciens n’étaient pas si éloignés de cette conception… En outre, les 613 préceptes ne constituaient pas une fin en soi. Un précepte impérieux les dépassait tous : l’amour du prochain et la foi en Dieu. Ils étaient ainsi échelonnés en fonction de leur gravité et tous ne devaient pas être respectés avec la même exactitude. Enfin, le pharisaïsme était une belle preuve d’aspiration égalitaire : la sanctification par le respect des préceptes était accessible à tous. L’ayant bien compris, les pharisiens se rapprochaient du peuple, ouvrant des écoles, créant des dispensaires, accueillant le pauvre. Ils s’opposaient en cela aux sadducéens, issus d’un autre mouvement juif plus proche du Temple, considérablement plus élitistes. Autre différence avec les sadducéens, les pharisiens croyaient en une sorte de résurrection des morts.
Or, dans les fameux 613 préceptes, nombre d’entre eux concernaient les rapports avec les non-Juifs : fréquenter un « gentil », c’est-à-dire un païen, provoquait une impureté dont il fallait se laver par toute une série d’actes de purification. Être pharisien se révélait pratiquement incompatible avec une existence dans la Diaspora, où l’on vivait en milieu païen. Et a fortiori il était inimaginable d’avoir la citoyenneté d’une ville comme Tarse : les privilèges attachés à ce statut avaient pour contrepartie l’obligation d’assister à des sacrifices et de banqueter au milieu des païens, en l’honneur des idoles, pour amadouer les dieux, fêter la ville, célébrer les saisons, les semailles, les récoltes, les vendanges.
Trois expressions synonymes pour désigner les non-Juifs.
Héritière des usages de traduction du texte sacré, la langue française possède trois expressions exactement synonymes pour désigner les non-Juifs que l’hébreu appelait gôyîm, les peuples.
1. Les nations. – Cette traduction, aujourd’hui plutôt en désuétude, est la traduction directe de l’hébreu en français.
2. Les gentils. – L’expression vient directement du latin gentes, qui a donné « gens ».
3. Les païens. – Cette formule vient de l’appellation paganus (« campagnard », qui a donné « paysan »). Elle désignait en bas latin les non-chrétiens réduits par l’expansion du christianisme à se retirer dans des districts ruraux. Elle semble avoir la préférence des traducteurs d’aujourd’hui.
Les parents de Paul, s’ils habitaient vraiment Tarse, ne devaient donc pas être pharisiens : ils pratiquaient un judaïsme plus souple, plus compromis avec la vie païenne qui les entourait. Peut-être se comportaient-ils comme les autres Juifs de la Diaspora, qui n’étaient pas si regardant en ce qui concernait les questions de nourriture, assistaient à des banquets « corporatistes », allaient au gymnase ou au théâtre, très prisés des Grecs mais interdits aux Juifs, et pratiquaient cette magie syncrétique, qui mélangeait les superstitions de l’Orient, l’angélologie babylonienne, les charmes égyptiens et les formules grecques.
Si Paul était pharisien, il l’est donc devenu de lui-même et s’est consacré au pharisaïsme de son propre mouvement. Mais ceci implique par conséquent un départ pour Jérusalem afin d’étudier la Loi et de vivre dans des communautés où la vie pharisienne s’épanouissait.
Quelles autres images avoir des premières années de la vie de Paul ?
Paul a dû naître vers les années 6-10 – ce qui en fait d’une douzaine d’années le cadet du Christ – dans sa famille juive de la Diaspora de Tarse. Il a sans doute appris un métier puisqu’il dit, à plusieurs reprises, pouvoir subvenir lui-même à ses besoins. Les Actes des Apôtres en font un fabricant de tentes (σκηνοποιοί, Ac 18, 3) Compte tenu de la situation de Tarse et des routes commerciales qu’il emprunta souvent, l’hypothèse n’est pas invraisemblable. Cette activité convenait bien à l’activité apostolique : les outils étaient légers (un couteau, des cordes, des aiguilles), on pouvait travailler en toutes circonstances, par tous les climats, pour toutes les classes sociales. Dans l’Antiquité méditerranéenne, tout le monde utilisait des tentes : les pouvoirs publics, qui tendaient de grands vélums sur les théâtres ou le long des promenades pour protéger les foules de l’ardeur du soleil, les patriciens qui voulaient profiter d’un peu d’ombre dans leurs villas, les militaires qui exigeaient de robustes cantonnements pour les campagnes, les marchands qui désiraient protéger leurs étals. Les marins, quant à eux, faisaient le plus grand cas d’un métier qui réparait leurs voiles.
On dit habituellement qu’il était célibataire. Cela n’est pas certain. Il est sûr qu’il n’était pas marié lors de son apostolat, comme le montre ses protestations aux Corinthiens :
« N’avons nous pas le droit d’emmener avec nous une femme “sœur” [chrétiennes], comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Képhas [Pierre] ? » (1Co 9, 5.)
La comparaison avec Pierre suppose qu’il ne le faisait pas, alors que le chef des apôtres était marié. En revanche, rien ne prouve que Paul n’a jamais pris femme. Pour un bon Juif, le contraire eut été plutôt surprenant.
Quelles furent ses études ? Les Actes des Apôtres prétendent qu’il a étudié à Jérusalem – et nous avons vu que c’était assez vraisemblable – et ajoutent qu’il fut disciple de Gamaliel : « Moi, je suis un homme juif, né à Tarse de Cilicie, mais j’ai été élevé dans cette ville, et c’est aux pieds de Gamaliel que j’ai été éduqué selon les plus purs principes de la Loi de nos père » (Ac 22, 3). Ce Gamaliel était un rabbin célèbre pour sa modération. Dans le grand combat qui opposa les grands maîtres juifs Shammaï et Hillel, il était du côté d’Hillel dont on dit qu’il était le petit-fils. Sa mesure et sa pondération ont fait écrire à l’auteur des Actes un épisode où on le voit défendre les chrétiens (Ac 5, 32).
Devint-il l’élève du maître lui-même ? On peut soupçonner ici une précision inventée par l’auteur des Actes pour intensifier le caractère dramatique de la « conversion » à venir et fournir un statut élevé à l’obscur Juif de Tarse. En revanche, il est très probable qu’il participa à l’une des nombreuses écoles inspirées par Hillel et peut-être même qu’il suivit quelques-uns de ses cours.
En tout état de cause, le lecteur de Paul doit en convenir : dans ses lettres, l’apôtre manie aussi bien la rhétorique des orateurs grecs et romains que la référence biblique et que la controverse héritée des maîtres juifs. Il était donc un homme instruit, possédant une double culture, païenne et juive.
« ZÉLATEUR ACHARNÉ DES TRADITIONS »
À quoi se consacrait-il avant son apostolat ? Il était pharisien et les contraintes de la vie pharisienne durent occuper une grande partie de son temps. Les études se prolongeaient : on s’exerçait pendant très longtemps sous un maître et on s’aguerrissait à l’art de la dispute sur un point de la Loi.
En outre, il persécutait l’Église de Dieu.
Paul en parle lui-même dans son épître aux Philippiens, dans sa première épître aux Corinthiens et dans son épître aux Galates :
« Vous avez entendu parler de ma conduite d’autrefois dans le judaïsme, comment je persécutais avec zèle l’Église de Dieu et la ravageais, comment je progressais dans le judaïsme et surpassant beaucoup de mes coreligionnaires de mon âge, en zélateur acharné des traditions de mes pères. » (Ga 1, 13-14.)
L’autoportrait est tracé sans complaisance. Paul s’adonnait à la persécution avec un excès que l’effet d’entraînement d’un groupe ne saurait excuser. Dans la persécution, dit-il, il était le meilleur. L’auteur des Actes, lui, est plus théâtral : « Quant à Saül, il dévastait l’Église : entrant dans les maisons et arrachant hommes et femmes, il les jetait en prison » (Ac 8, 3).
Saül-Paul passe ici pour l’auteur d’une succession de crimes sanglants et barbares, d’assassinats odieux et d’inhumaines tortures. Cela n’est vraisemblable ni pour un pieux pharisien, ni pour un citoyen de la Judée. Non seulement les Romains n’auraient pas laissé commettre ainsi des meurtres organisés et même n’auraient pas laissé remplir leurs prisons par un Juif n’appartenant pas à l’administration impériale, mais en outre, un pharisien, soucieux des règles de pureté, n’aurait jamais fait couler le sang. Les textes, enfin, ne conservent aucune mention d’une persécution programmée de l’Église à cette époque.
Il faut donc nuancer. Tout d’abord, il est peu probable que les pharisiens aient persécuté les chrétiens dans leur ensemble. À cette époque, en effet, l’Église n’avait pas consommé la rupture avec le judaïsme : rien ne la distinguait d’autres mouvements religieux juifs comme les Esséniens, cette communauté retirée sur les rives de la Mer Morte, qui utilisait les fameux manuscrits retrouvés à Qumrân et qu’on laissait parfaitement en paix. Le fait de constituer une particularité au sein du judaïsme ne posait pas de difficulté tant que la foi n’était pas mise en péril et qu’un certain nombre de règles étaient respectées.
Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que les chrétiens eux-mêmes aient immédiatement perçu la nouveauté de leur foi. Ils ne se concevaient pas d’emblée comme une « religion » autonome. Non seulement, dans les Actes des Apôtres, on voit Pierre et Jacques continuer à aller au Temple et à respecter la Loi (voir par exemple lors de la guérison de l’impotent en Ac 3, 1), mais encore on relève dans les textes des traces de la conviction forte d’être un prolongement du judaïsme. La parole de Jésus que Matthieu rapporte va dans ce sens : « Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir mais accomplir. Amen, je vous le dis : jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un accent sur l’iota, ne sera ôté de la Loi, jusqu’à ce que tout soit réalisé. » (Matthieu 5, 17-18.)
S’il y a eu persécution, elle n’atteignit qu’une petite frange du christianisme, le groupe que menait Étienne. Celui-ci, d’après ce que l’on peut déduire du livre des Actes, prêchait une rupture complète avec le Temple et avec la Loi. Comme le dit l’un des personnages des Actes : « Cet individu ne cesse de tenir des propos contre ce saint lieu et contre la Loi. Nous l’avons entendu dire que Jésus, ce Nazaréen, détruira ce lieu- ci et changera les usages que Moïse nous a transmis » (Ac 6, 13-14). De telles affirmations étaient insupportables à un pharisien et durent déchaîner la persécution contre ceux qui soutenaient Étienne, les Hellénistes. Les Juifs avaient en effet coutume de les affubler de ce nom puisqu’ils ne parlaient ni araméen ni hébreu, mais grec.
Paul était-il le véritable meneur de la persécution à Jérusalem ? Cela est peu probable. Peut- être était-il présent lors des interrogatoires officieux auxquels se livraient les membres des différentes communautés. À moins qu’il eût joué un rôle moins honorable : dénoncer comme agitateurs les Hellénistes à l’occupant romain.
Cette vie de persécuteur ne dura qu’un temps : bientôt, il y eut le chemin de Damas.
EXPÉRIENCES MYSTIQUES
Vers les années 34, pour autant que l’on puisse en juger d’après la chronologie relative tracée par l’Épître aux Galates, Paul se tourna brutalement vers le christianisme, à la suite d’une extraordinaire expérience mystique.
Sans doute s’agit-il de l’événement le plus décisif de la vie de Paul, un événement capital pour le futur christianisme. Paul sans Damas n’a pas le rang d’apôtre : constamment, sans relâche, il se servira de cet événement pour justifier son autorité, s’égaler au rang des « autres », ces Pierre, Jacques, Jean, qui avaient connu le Seigneur du temps qu’il vivait encore.
Les images traditionnelles de ce retournement subit sont toutes issues de la même source : le récit des Actes ou plutôt les trois récits (en Ac 9, Ac 22, et Ac 26), qui atteignent là un des sommets de leur art. Cette narration joue un rôle très important dans la culture de l’Occident et dans la foi chrétienne :
« Cependant Saül, ne respirant toujours que menaces et carnages contre les disciples du Seigneur, alla trouver le grand prêtre et lui demanda des lettres pour Damas, adressées aux synagogues, afin que, s’il y trouvait des hommes et des femmes de “cette voie”, il les emmène enchaînés à Jérusalem. Et, comme il faisait route, il approcha de Damas ; soudain, une lumière venue du ciel l’enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : “Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ?” – “Qui es-tu, Seigneur ? », demanda-t-il. Et lui : “Moi, je suis Jésus, celui que tu persécutes.” Tremblant et stupéfait, il dit : “Seigneur, que veux-tu que je fasse ?” Et le Seigneur lui dit : “Relève-toi et entre dans la ville ; là on te dira ce qu’il faut que tu fasses.” Les hommes qui l’accompagnaient restaient stupéfaits : ils entendaient bien la voix mais ne voyaient personne. Saül se releva de terre ; les yeux ouverts, il ne voyait rien. En le tirant par la main, ils le firent entrer dans Damas. » (Ac 9, 1-8.)
S’agit-il d’une histoire maintes fois racontée que l’auteur des Actes se borne à retranscrire ? S’agit-il d’une mise en forme littéraire d’un événement par essence ineffable ? L’interprétation historique est impossible à faire ; elle serait sans intérêt d’ailleurs. L’auteur des Actes décrit ici une conversion, celle d’un homme qu’il a dépeint comme un grand pécheur et qui, très tôt, va être intégré dans la communauté en recevant le Baptême. Contrairement à l’apôtre qui décrit une vocation, il est conduit à en faire une expérience mystique un peu infirme, puisqu’elle a besoin de la « confirmation » décrite dans la suite – le baptême donné par Ananie le juste. Voir le Seigneur dans sa gloire ne suffit pas à faire l’apôtre !
Quant à l’aveuglement, dont Paul ne parle jamais, il est destiné à faire ressortir la situation paradoxale du chrétien : celui qui porte en lui la lumière chemine dans le noir. Le mystique rhénan Maître Eckhart décrit avec une grande beauté l’enjeu de cette conversion :
« Quand il se releva de terre les yeux ouverts il ne vit rien, et ce néant était Dieu ; car lorsqu’il vit Dieu, il l’appelle un néant. L’autre sens : quand il se releva, il ne vit rien que Dieu. Le troisième : en toutes choses, il ne vit rien que Dieu. Le quatrième : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant. »
Paul, quant à lui, comprend son expérience d’une manière en tout point différente. Pour lui, il s’agit avant tout d’une vocation, d’un appel de Dieu, qui le pose une fois pour toutes en « apôtre de Jésus Christ ». Apôtre de Jésus Christ il l’est car le Seigneur s’est révélé à lui. Apôtre de Jésus Christ, il sera, car toute sa vie, inlassablement, Jésus Christ sera le cœur de son message.
Dans ses épîtres, il traduit cette vocation sous deux aspects : comme acte fondateur légitimant son apostolat, c’est-à-dire son rôle d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, et comme exemple de la miséricorde de Dieu.
La miséricorde de Dieu est toujours le fil conducteur dans la compréhension de ce qui s’est passé à Damas : c’est par elle que l’apostolat trouve sa légitimité. Reprenant une manière issue du livre d’Isaïe (Isaïe 49), il affirme :
« Il a plu à celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce, de révéler en moi son fils pour que je l’annonce parmi les païens. » (Ga 1, 15-16.)
« Tout est grâce », faut-il paraphraser. L’expérience de Damas est un produit de la pure volonté divine, une sorte de don de Dieu. Paul devient ainsi un vivant exemple de la tendresse de Dieu qui, par sa grâce prévenante, l’a constitué apôtre pour l’annonce d’une nouvelle essentielle : Jésus est le Fils de Dieu. L’expérience mystique de Damas fut donc de l’ordre de la révélation intime.
Le climat est un peu différent dans la Première Épître aux Corinthiens : le ton est nettement plus polémique car c’est le rang même de Paul au sein du collège apostolique qui est en jeu :
« Et, en tout dernier lieu, il [Jésus ressuscité] est apparu à moi également, qui suis comme un avorton. Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce à mon égard n’est pas demeurée vaine. » (1Co 15, 9-10.)
Le passé devient argument. En affirmant bien haut ses exploits de persécuteur et son propre néant, Paul ne fait que renforcer le poids de son apostolat et semble dire : « ce n’est pas Paul qu’il faut voir, c’est la toute-puissance divine ». Le contenant humain, « vase d’élection » ne revendiquant aucune dignité, seul le contenu divin doit être mis en lumière. Paul dira ailleurs : « C’est comme si Dieu lui-même vous appelait par notre bouche » (2Co 5, 20). Révélation intime, l’expérience de Damas prend ici une autre dimension : celle d’une intronisation de l’apôtre comme truchement de la parole divine.
En résumé, que s’est-il effectivement passé à Damas ? La réponse n’a jamais eu vraiment d’intérêt. On ne peut la percevoir que d’après ce que Paul en dit : il a bénéficié d’une expérience de rencontre qui l’a convaincu de trois choses essentielles ; le Jésus qu’il persécute est vivant, il est le Fils de Dieu, et il l’institue apôtre.
Le Christ est vivant : c’est par la résurrection que s’opère le passage à la foi, et la résurrection devient, pour Paul, l’objet central du message chrétien. Cette résurrection n’est pas seulement une bonne nouvelle pour Jésus, elle concerne l’ensemble de l’humanité, car, grâce à la résurrection du Christ, le processus de la résurrection générale peut s’amorcer ; à la suite du Christ, tous revivront. Le point est capital : sans relâche, l’apôtre rappellera que faute de cette croyance, l’ensemble de la foi chrétienne est vain, qu’elle est une foi insensée. Le Christ est Fils de Dieu : cette nouvelle affirmation complète la première et constitue la nouveauté du paulinisme. Le Christ n’est pas seulement le Messie guerrier, le Fils de l’Homme de la prophétie de Daniel, il est, de toute éternité, le Fils même de Dieu. Paul a été institué apôtre par cette révélation. Par la vision du Fils de Dieu, Paul est enrôlé dans le groupe apostolique formé par Jésus lui- même. La vision dont il a bénéficié étend en quelque sorte le dessein premier du Christ à ce nouvel individu.
L’événement de Damas n’a donc rien d’un retour au point de départ. Il amorce en fait un changement de polarité des croyances de Paul, une double réorientation des convictions de Paul : ce judaïsme qu’il a pratiqué trouve son accomplissement dans la personne de Jésus, Messie crucifié, d’une part ; et les disciples de Jésus qu’il persécutait deviennent désormais ses frères, d’autre part.
Paul comprend alors qu’il doit changer de vie. Ne pas être un fabricant de tente qui pense en apôtre, mais un apôtre à qui il arrive quelque fois de fabriquer des tentes pour subvenir à ses besoins. Il n’a plus qu’à se mettre en route, convaincu de ne tenir sa mission que de Dieu seul.