7. L’ÉPÎTRE AUX ROMAINS
Paul, après la Macédoine, gagne la Grèce et Corinthe, sa capitale. La situation s’est considérablement pacifiée grâce à sa lettre et il peut passer l’hiver 55-56 dans la communauté qu’il a fondée. Hélas, même si les tensions se sont apaisées à Corinthe, la conjoncture générale ne laisse pas d’être préoccupante. La « ligne paulinienne » est loin de s’être imposée partout dans l’Église. Un groupe hostile à Paul, dirigé par l’Église de Jérusalem paraît l’emporter. Que faire ? provoquer un nouveau synode à Jérusalem pour tenter de convaincre de nouveau ? allumer les tensions quitte à engendrer un schisme ? tenter de conserver sa « longueur d’avance » en convertissant de nouveaux territoires ?
PROJETS DE VOYAGE ET COURS DE THÉOLOGIE
Paul, habitué à une stratégie de « fuite en avant » plus qu’à une consolidation patiente des positions acquises, décide d’ouvrir de nouveaux champs à sa prédication : Rome ! l’Espagne !
Rome pourrait être sa nouvelle base arrière comme l’ont été Antioche puis Éphèse. Depuis la capitale de l’Empire, il pourrait rayonner autour du bassin méditerranéen. Car Rome ne saurait être qu’une étape, comme il le dit aux chrétiens de Rome :
« À vrai dire, comme je n’ai plus d’autre champ d’action dans ces contrées et que depuis des années j’ai un vif désir d’aller chez vous, quand je me rendrai en Espagne, j’espère vous voir en cours de route et que vous me mettrez sur le chemin de ce pays, après avoir d’abord un peu profité de votre présence. » (Rm 15, 23-24.)
L’Espagne… Comment le Juif de la Diaspora n’aurait pu en rêver, lui qui méditait l’oracle d’Isaïe : « Je suis venu rassembler tous les peuples et les nations, et ils viendront voir ma gloire, et je mettrai un signe au milieu d’eux. Du milieu d’eux, j’enverrai des survivants vers les Nations, vers Tarsis, Put et Lud, Meshek, Tubal et Yavan, vers les îles lointaines qui n’ont pas su mon nom ni vu ma gloire » (Isaïe 66, 18-19). Tarsis, pour autant qu’on puisse le savoir, était au bout du monde, vers ces colonnes d’Hercule qui signalaient à l’Antiquité que s’arrêtait le monde habité ; vers l’Espagne, considérée comme les confins de la terre des hommes.
Mais comment faire pour gagner les chrétiens de Rome ? La plupart sont organisés en petits groupes distincts, les uns autour de la synagogue, les autres au sein de leurs relations païennes. Une grande majorité habite dans le principal quartier juif de Rome, au-delà du Tibre (l’actuel Transtevere), claquemurés dans un quartier particulièrement sale peuplé de Juifs et de Syriens où l’on réceptionne les marchandises venues d’Ostie sur des sortes de péniches. Un quartier destiné aux prolétaires et où fleurissaient les tanneries, les pourrissoirs, les boyauderies. L’essentiel de la communauté vivait là, vêtue de loques et de vêtements de fortune, peu préoccupée de Paul ou des quelconques missionnaires venus de Jérusalem.
Il faut donc préparer le voyage, organiser les étapes. Première décision : dépêcher à Rome ses fourriers, Prisca et Aquilas, avec la mission de préparer le terrain pour leur « patron ». Ses fidèles lieutenants prendront soin de l’informer de la situation romaine. Ils s’acquittèrent bien de leur mission et, dans sa lettre, il leur vouera une gratitude sans borne (Rm 16, 3). Seconde décision : faire l’unité autour de sa personne et de son Évangile puisqu’elle ne saurait provenir des chrétiens de Rome eux-mêmes, dispersés dans leurs communautés hétéroclites. Aussi décide-t-il de leur envoyer une sorte de « catéchisme minimal », l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour être chrétien afin qu’ils se rejoignent sur un terrain commun : l’Épître aux Romains, un résumé de la théologie de Paul, une reprise de toutes les idées que l’on a vu s’élaborer patiemment au contact des difficultés de chaque église, un vade-mecum de paulinisme. Troisième décision : obtenir le plus de recommandations possibles. Le dernier et volumineux chapitre de l’Épître, le seizième, est entièrement consacré à des salutations et des congratulations. Paul évoque les noms de tous les appuis dont il peut se prévaloir. Phœbé, la dame de Corinthe qui l’avait si bien aidé, Épénète, l’un de ses premiers convertis en Asie Mineure, Andronicus et Junie, ses collaborateurs, les gens appartenant à la suite de quelques personnages influents dont il avait fait des convertis, comme « ceux de la maison d’Aristobule », le fils d’Hérode le Grand, ou « les membres de la maison de Narcisse », l’affranchi de Claude et plus généralement, tous ceux qui, de près ou de loin avaient été en contact avec l’apôtre.
Il ne saurait être question ici de traiter de l’Épître aux Romains dans son ensemble : on tâchera seulement d’y repérer quelques thèmes.
L’ÉPÎTRE AUX ROMAINS
L’Évangile de Paul (1, 16–8, 39)
Constatation : tous les hommes ont péché (1, 18–3, 20).
Paul commence par faire un « état des lieux » de la condition humaine en montrant que 1° Dieu, s’il suivait la Loi, devrait condamner tout homme soumis ou non à la Loi : le païen ne rend pas gloire à Dieu et a déshonoré son corps et son esprit, le juif a le cœur endurci (1, 18–2, 16) ; 2° malgré la Loi, il n’y a pas de privilège pour le juif qui ne peut pas la respecter (2, 17–3, 8) ; 3° juifs et Grecs sont soumis au péché (3, 9-20). L’homme est donc doublement menacé : 1° la nature humaine est corrompue ; 2° tous les hommes sont coupables de péché et doivent être soumis au jugement de Dieu.
Cette première partie résume la conception paulinienne du salut. La réflexion paulinienne part d’un donné : Dieu a fait en sorte de se laisser connaître des hommes. Son essence, invisible, s’extériorise pour être perceptible dans sa création. Chacun peut, s’il use avec simplicité et honnêteté de sa raison, confesser sa bonté. Malheureusement, les hommes l’ont ignoré. L’humanité, dévoyée par de mauvais conseil, s’est laissé abuser. Cet abandon de Dieu engendre sa colère. Il ne s’agit pas d’un mouvement passionnel mais d’une condamnation irrévocable car Dieu est « hérissé » par cette entrée subreptice du péché, qu’il ne saurait admettre.
« En effet, la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes, qui tiennent la vérité captive dans l’injustice ; car ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu’ils sont inexcusables. » (Rm 1, 18-21)
Cette colère atteint aussi bien les païens, car ceux-ci sont idolâtres et immoraux, que les Juifs, qui se croient bien trop à l’abri dans leur Loi. Dieu jugera le monde sur ce qu’il aura donné : aux païens un jugement de païens, aux Juifs, un jugement de Juifs.
Les païens, tout d’abord :
« Puisque, ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu, comme à un Dieu, ni gloire ni actions de grâces, ils se sont égarés dans leurs raisonnements et leur cœur insensé s’est obscurci : se disant sages, ils sont devenus fous et ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre une image, simple représentation d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles. Aussi Dieu les a-t-il livrés, par les convoitises mêmes de leur cœur, à l’impureté : ils avilissent ainsi eux-mêmes leurs propres corps. » (Rm 1, 21-24.)
La critique rejoint les réprimandes faites aux Corinthiens : le défaut des païens, c’est leurs ratiocinations. Voulant à tout prix raisonner par eux-mêmes sans se confier à Dieu, ils se sont égarés. L’idolâtrie constitue la preuve de leur égarement.
Les Juifs ne sont pas davantage exempts de condamnation. Se croire à l’abri de la Loi est une erreur grave car la Loi n’a de valeur que si le cœur est fidèle : elle n’est rien sans la foi. Accomplir des prescriptions sans y croire et sans se convertir radicalement, c’est se moquer de Dieu. Et pourtant, les Juifs avaient reçu tant de privilèges ! La promesse d’Abraham renouvelée à Moïse, les mises en garde des prophètes, la pédagogie de la Loi et, plus que tout, le dialogue constant avec Dieu. La colère de Dieu ne saurait s’étendre à ses propres dons, Paul ne critique pas la Loi en tant que telle : si elle grandit, c’est face à l’infidélité du peuple :
« Mais toi, qui arbores le nom de Juif, qui te reposes sur la Loi, qui te glorifies en Dieu, qui “connais sa volonté”, qui “discernes le meilleur” en étant instruit par la Loi, qui te flattes d’être toi-même le guide des aveugles, la lumière de ceux qui marchent dans les ténèbres, le docteur des ignorants, le maître des simples, parce que tu possèdes dans la Loi l’expression même de la science et de la vérité… et bien ! l’homme qui enseigne autrui, tu ne t’enseignes pas toi- même ! tu prêches de ne pas voler et tu voles ! tu interdis l’adultère et tu commets l’adultère ! tu as les idoles en horreur, et tu fais des sacrilèges ! Toi qui te glorifies dans la Loi, en transgressant cette Loi, c’est Dieu que tu déshonores, car le nom de Dieu, à cause de vous, est blasphémé parmi les nations, dit l’Écriture. La circoncision, t’est utile, sans doute, si tu pratiques la Loi ; mais si tu transgresses la Loi, avec ta circoncision, tu n’es plus qu’un incirconcis. » (Rm 2, 7-25.)
Solution à la situation de péché : tous les hommes sont sauvés par la foi au Christ (3, 21–5, 21).
Pour sortir l’homme du péché qui devrait le conduire à la mort, Dieu a envoyé Jésus (3, 21- 26) : seule compte donc la foi en lui, et comme le prouve l’histoire d’Abraham (cf. Galates), la foi seule suffit (3, 27–4, 25).
Abraham fut sauvé parce qu’il crut et parce qu’il crut, Dieu lui donna la circoncision. Non le contraire. C’est bien à cause de sa foi que Dieu lui fit des promesses :
« Nous disons, en effet, que la foi d’Abraham lui fut comptée comme justice. Mais en quel état fut- elle comptée ? Après sa circoncision ou avant ? Pas après, mais avant ; et il reçut le signe de la circoncision comme sceau de la justice de la foi qu’il possédait quand il était incirconcis. Il devenait ainsi le père de tous les incirconcis qui ont la foi, pour que la justice leur fût également comptée. » (Rm 4, 9-11.)
Non seulement Abraham n’a pas été déclaré juste par une Loi qui a été promulguée bien après sa mort, mais surtout la circoncision ne lui vint qu’après avoir être juste, comme un sceau, une marque après coup.
Pour Paul, la religion juive est un trésor, une fructueuse voie spirituelle telle que Dieu les aime. Il l’a patiemment aplanie pour la faire aller directement vers lui. Mais le temps a passé, l’histoire s’y est mise, avec ses ronces qui rendent impraticable le chemin. Paul se conçoit comme le grand arpenteur, le grand débroussailleur qui entend faire retrouver au chemin sa facilité originelle. S’il est foncièrement pessimiste quant à l’état du monde, il a la certitude que Dieu ne saurait condamner durablement le monde.
La justice de Dieu.
Autre terme redoutablement difficile dans la théologie de Paul, la justice (δικαιοισύνη) de Dieu doit s’entendre en deux sens : la justice qui est propre à Dieu et la justice qui vient de Dieu.
1. La justice qui est propre à Dieu est un autre nom de la fidélité de Dieu. Dieu est juste car il ne se dédit pas de la promesse faite à Israël. Au contraire, il la dépasse en libérant les hommes par le sacrifice de son Fils.
2. La justice qui vient de Dieu procède directement de ce premier sens. Désormais, l’homme condamné par le péché peut interjeter appel en convoquant son représentant : le Christ. Ne pouvant de lui-même être acquitté, il lui est permis de compter sur les mérites de son représentant légal, qui le sauve pour lui. 
3. Encore faut-il que l’homme accepte d’être représenté, de se laisser faire par Dieu. Aussi certaines occurrences du mot « justice » équivalent-elles à une sorte de justice de l’homme entendue comme une sorte d’ouverture à la volonté divine.
Dieu, en effet, a repris l’initiative et va manifester sa justice. La foi de l’homme lui est proportionnée. Le nouvel ordre des choses s’inspire donc directement du principe de la foi donnée à Abraham.
Les hommes doivent donc se réconcilier avec Dieu puisque grâce à Jésus, ils sont d’ores et déjà pardonnés (5, 1-11) : ils doivent se comporter en hommes nouveaux, à la suite du Christ, nouvel Adam (5, 12-21).
Solution à la corruption de la nature humaine : baptême et vie dans l’Esprit (6, 1–8, 39).
Dieu ne se contente pas de pardonner une fois les hommes, de sorte qu’ils pourraient de nouveau pécher : il les amende définitivement grâce au baptême et au don de son esprit.
1° Le baptême symbolise la participation à la mort, à l’ensevelissement et à la résurrection du Christ : par le baptême, on meurt au péché et on renaît à Dieu, libre (6, 1- 23). Une fois baptisé, le chrétien commence à échapper au péché, parce que, par anticipation, le Christ est mort pour nous, qu’il nous a sauvés et que la marque de ce salut est le baptême.
« Alors que nous étions faibles, au temps fixé, le Christ est mort pour des impies. À peine voudrait- on mourir pour un homme juste – pour un homme de bien, peut-être se résoudrait-on à mourir – mais admirable preuve de l’amour que Dieu nous porte, le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. À plus forte raison, maintenant que nous avons été justifiés par son sang, serons-nous par lui préservés de la colère. […] Si donc, par la faute d’un seul homme [Adam], la mort a régné, à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce, et du don, et de la justice, régneront-ils dans la vie par un seul, Jésus Christ. » (Rm 5, 6-9 & 17.)
Le Christ, réparant la faute originelle d’Adam, nous promet une vie éternelle. Une vie éternelle qui vaut aussi bien pour les Juifs que pour les païens : la rupture avec la prétention de certaines élites juives est ici complète.
2° Puisque l’homme meurt à son état premier, la Loi qui le régissait n’est plus valable (7, 1- 6), bien plus, bonne en soi, elle peut devenir pernicieuse quand elle pousse au péché (7, 7-25). Mais à quoi sert la Loi ? Paul reprend ici la réponse qu’il a faite aux Galates : la Loi n’a été qu’un guide, un pédagogue. Il va plus loin : elle a été mal utilisée, au point qu’elle est devenue l’occasion du péché, en le faisant connaître et en excitant les convoitises. Paul n’hésite pas alors à se mettre en scène (au moins de manière rhétorique) pour illustrer son propos.
« Je n’ai connu le péché que par la Loi. Et j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait dit : Tu ne convoiteras pas ! [Exode 20, 17] Mais, profitant du précepte, le péché produisit en moi toutes sortes de convoitise : car sans la Loi le péché était mort. Je vivais jadis sans la Loi ; mais le précepte est venu, le péché a pris vie et moi je suis mort, et le précepte fait pour la vie s’est trouvé me conduire à la mort. […] Vraiment, je ne sais pas ce que je fais : le bien que je veux, je ne le fais pas ; mais le mal que je hais, je le fais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, avec la Loi, qu’elle est bonne et, en réalité, ce n’est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi. » (Rm 7, 7-10.15-17.)
Tel qu’il est représenté ici, le péché est personnifié : le Péché est l’ensemble des forces obscures qui s’appuient sur l’individu et entendent le désorienter. Il a donc la faculté de « manipuler » une institution bonne au départ pour en faire un outil de mort.
3° Il faut donc se placer sous l’emprise de l’Esprit de Dieu plutôt que sous celle de la chair afin de participer à la gloire divine (8, 1-30). Le chrétien doit se détacher de la Loi et vivre dans l’Esprit. La Loi de Dieu n’est pas pour autant abolie : elle change simplement de nature. D’une loi de pureté, elle devient une loi inscrite dans les cœurs, là où habite l’Esprit de Dieu. L’action de l’Esprit en l’homme est immense : il atteste l’adoption divine dans notre propre corps, il anime en nous l’espérance, il est notre prière et par-là nous associe à l’immense effort de la création.
« En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu. Aussi n’avez-vous pas reçu un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte ; vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! [Père !] L’Esprit lui-même se joint à notre esprit pour témoigner que nous sommes enfants de Dieu. » (Rm 8, 14-16.)
Sous le régime chrétien, le principe qui règle les mœurs est intérieur aux hommes : c’est l’Esprit lui-même. Vient alors l’épineuse question : pourquoi Dieu choisit-il les païens ?
Le nouvel Israël (9, 1–11, 36).
L’énoncé de l’évangile de Paul suscite une difficulté : pourquoi les juifs, dans leur majorité, ne croient-ils pas en Jésus ? Dieu se serait-il détourné d’Israël ? Paul répond en trois parties.
A) Dieu n’est jamais infidèle à sa miséricorde (9, 6-29).
B) Mais Israël a refusé d’entendre l’appel de Dieu (9, 30–10, 21). Le fait est paradoxal : Israël, en poursuivant son espoir de salut a méconnu la volonté de Dieu (9, 30–10, 4). Pourtant, par l’Écriture, Dieu avait annoncé qu’il privilégierait la foi (10, 5-13), et, dans le présent, il a envoyé ses apôtres (10, 14-21).
« C’est bien ce qu’il dit en Osée : J’appellerai mon peuple celui qui n’était pas mon peuple, et bien- aimée celle qui n’était pas la bien-aimée. Et au lieu même où on leur avait dit : “Vous n’êtes pas mon peuple”, on les appellera fils du Dieu vivant [Osée 2, 25]. Et Isaïe s’écrie en faveur d’Israël : “Quand le nombre des fils d’Israël serait comme le sable de la mer, le reste sera sauvé : car sans retard ni reprise le Seigneur accomplira sa parole sur la terre” [Isaïe 10, 22-23]. Et comme l’avait prédit Isaïe : “Si le Seigneur Sabaoth ne nous avait laissé un germe, nous serions devenus comme Sodome, assimilés à Gomorrhe” [Isaïe 1, 9]. Que conclure ? Que des païens qui ne poursuivaient pas de justice ont atteint une justice, la justice de la foi, tandis qu’Israël qui poursuivait une loi de justice, n’a pas atteint la Loi. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de recourir à la foi ils comptaient sur les œuvres. Ils ont buté contre la pierre d’achoppement, comme il est écrit : “Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement et un rocher qui fait tomber ; mais qui croit en lui ne sera pas confondu” [Isaïe 28, 16]. » (Rm 9, 25-33)
Dieu s’adresse donc aux païens pour une triple raison : tout d’abord parce qu’il avait annoncé au prophète Osée qu’il le ferait, ensuite parce qu’il avait prévu l’infidélité des Juifs et avait affirmé qu’un petit reste serait préservé, enfin parce qu’il a toujours été acquis que la foi serait pierre d’achoppement. Paul exprime cette élection par la parabole de l’olivier franc : l’arbre des patriarches, affaibli, est renouvelé par une nouvelle greffe, celle des païens :
« En effet, si toi tu as été retranché de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, et greffé, contre nature, sur un olivier franc, combien plus eux, les branches naturelles, seront-ils greffés sur leur propre olivier ! » (Rm 9, 24)
C) Dieu sauvera pourtant tout Israël (11, 1-32). Paul poursuite en trois parties : 1° un « reste » tiré d’Israël a accepté la foi (11, 1-10) ; 2° l’endurcissement d’Israël n’a pas été voulu par Dieu pour qu’il disparaisse mais pour que l’on se tourne vers les païens (11, 11-16) ; 3° Israël redeviendra fort comme un olivier qu’on a élagué pour permettre un greffon, les païens, qui le renforce (11, 17-24).
Paul peut donc conclure par une méditation sur le mystère de la conversion d’Israël (11, 25- 32) et un hymne d’adoration à Dieu (11, 33-36).
Instructions pour une communauté nouvelle (12, 1–15, 13)
Après ce passage théorique, Paul propose quelques mises en pratique conformes à la vie nouvelle que permet le baptême.
A) Règles pour la vie intérieure de la communauté (12, 1-16) : l’idéal du chrétien est de s’offrir à Dieu (12, 1-2) ; chacun doit donc participer à la communauté selon ses dispositions (12, 3-8), en pratiquant la charité mutuelle (12, 9-16).
B) La communauté et ceux du dehors (12, 16–13, 14) : la charité doit également s’étendre aux non chrétiens (12, 16-21), il convient de respecter les pouvoirs civils (13, 1-7) et de pratiquer continûment la charité (13, 8-14).
C) Solution au problème des forts et des faibles (14, 1–15, 13) : pour que « forts » et « faibles » puissent cohabiter, il faut que personne ne juge l’autre (14, 1-12), que personne ne soit la cause de la chute de l’autre (14, 13–15, 6) et que chacun accepte l’autre comme le Christ a accepté tous les hommes (15, 7-13).
Conclusions (15, 14–16, 27)
Les dernières lignes de la lettre regroupent plusieurs morceaux. A) Des considérations sur le ministère de Paul (15, 14-21) et ses projets de voyage (15, 22-33). B) Une première série de recommandations et de salutations adressées à l’Église d’Éphèse (16, 1-20) qui forment peut- être la fin de la lettre d’Éphèse. C) Une seconde série de salutations adressées à des collaborateurs de Rome (16, 21-23) qui forment peut-être la fin de la lettre de Rome. D) Une doxologie (16, 25-27).
LES ACQUIS DE LA THÉOLOGIE PAULINIENNE
Le chemin parcouru depuis les épîtres aux Thessaloniciens est considérable. Alors que l’apôtre à ses débuts ne traitait que du retour glorieux du Christ et de l’attente des chrétiens, il affirme dans les « grandes » épîtres qu’il ne faut pas patienter jusqu’à la résurrection pour rencontrer le Christ : celui-ci est présent dès aujourd’hui, dans notre monde (Rm 5, 6) et le salut, d’une certaine manière, s’opère maintenant dans la vie selon l’esprit.
Cette vie, seule la foi peut l’entretenir : la définition de cette vertu cardinale est le propre de Paul. Et cette foi est la foi en Jésus Christ. On assiste, chez Paul au développement autonome d’une christologie qui s’émancipe des théories messianiques du judaïsme. Si la divinité du Christ est encore exprimée dans un vocabulaire proche de l’Ancien Testament, un Seigneur dont l’attribut est la gloire, Paul commence à parler de lui comme Dieu et surtout définit le rôle central de sa mort et de sa résurrection.
La mort de Jésus, tout d’abord, est un sacrifice parfait (1Co 5, 7), la Pâque libératrice (Rm 3, 24) qui met fin à la série des sacrifices nécessaires à se concilier Dieu. Elle est aussi l’exigence suprême de la Loi, le point d’aboutissement et de clôture des exigences légales : on ne saurait aller plus loin. La mort de Jésus met fin à la Loi.
Quant à la Résurrection, elle nous prouve le primat de la vie sur la mort (Rm 7) et c’est l’Esprit qui nous la transmet.
Enfin, dernier élément nouveau de la pensée de Paul : le caractère communautaire du salut. Même si, dans le judaïsme, le salut était compris comme un don fait globalement à son peuple. Paul commence à penser ce peuple de façon organique. L’ensemble des croyants est un corps (1Co 12, 12-30, Rm 12, 4-8) dont le Christ est la tête. Et c’est uniquement par la participation à ce corps que chacun pourra être sauvé.
Au cours ses lettres, Paul met en effet en place une véritable théologie de l’Église, conçue comme l’ensemble des croyants assemblés pour écouter la Parole de Dieu. Si le modèle de cette Église reste la communauté de Jérusalem, héritage de la révélation aux Hébreux, Paul donne rang à des Églises « filles » de Jérusalem. Dans son esprit, il ne s’agit pas de faire sécession ou de prôner le morcellement des collectivités ecclésiales : l’unité prime toujours, car au travers des différences, il y a toujours l’Église une, l’Église de Dieu qui doit se bâtir. Ne nomme-t-il pas la communauté de Corinthe « l’Église de Dieu qui est à Corinthe » ?
Pour Paul, les divergences ne sauraient prendre le pas sur l’unité, tout d’abord parce que l’Église est voulue par un Dieu qui est lui-même unité (1Co 12, 4-6), mais aussi parce que l’Église est gouvernée un unique esprit, qui est un esprit d’unité. Enfin, comme l’apôtre l’a inlassablement rappelé dans ses épîtres, l’unité de l’Église s’appuie sur l’unanimité du témoignage des apôtres. Il n’y a qu’un seul Évangile et qu’une seule foi, transmise à l’unisson par des hommes érigés en apôtres par le Christ lui-même. Cette volonté divine qui cimente la communauté qu’il s’est choisie est un autre nom de l’amour, dont Paul fait un vibrant éloge :
 « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? la tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? selon le mot de l’Écriture : À cause de toi, on nous met à mort tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d’abattoir. Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (Rm 8, 35-39)
VERS JÉRUSALEM !
Derniers préparatifs, ultime au revoir. À la fin de l’Épître aux Romains, Paul annonce ses projets de voyages à ses hôtes futurs :
« Maintenant je me rends à Jérusalem pour le service des Saints [les chrétiens] : car la Macédoine et l’Achaïe ont bien voulu organiser une collecte en faveurs des Saints de Jérusalem qui sont dans la pauvreté. Oui, elles l’ont voulu, et elles le leur devaient bien : si les païens, en effet, ont participé à leurs biens spirituels, ils doivent à leur tour les assister de leurs biens temporels. […] Battez-vous à mes côtés avec les prières que vous adressez à Dieu pour moi, afin que j’échappe aux incrédules de Judée et que l’offrande que je porte à Jérusalem soit agréée des saints. » (Rm 15, 25-27 & 30-31.)
On se souvient en effet que l’un des engagements de la conférence de Jérusalem avait été de « penser aux pauvres » de l’Église de Judée. Paul n’a cessé d’avoir cette obligation à l’esprit, et de solliciter ses communautés, comme les deux billets inclus dans la Seconde Épître aux Corinthiens le prouvent. Le voyage qu’il accomplit jusqu’à Jérusalem – appelé quelquefois « voyage de la collecte » – a pour fonction de rassembler les fonds et de les offrir aux chrétiens de la cité sainte. Malheureusement, ce projet ne réussit pas. Les « incrédules de Judée » ennemis de Paul gagnèrent la partie, les « saints » chefs de la communauté n’agréèrent pas l’offrande, et si Paul aborda finalement Rome, ce fut couvert de chaînes, pour y mourir.