8. LES DERNIÈRES ANNÉES
Les dernières années de la vie de Paul ont toujours fasciné ses biographes. Alors que se condensent les leçons de la vie, que les saisons adoucissent le caractère, que la proximité d’avec la mort fait naître les questions fondamentales, chaque pensée, chaque émotion, chaque acte de la vie peut fournir des enseignements à l’historien, au mystique, au théologien.
Malheureusement, tant de siècles après, il ne reste que peu de sources fiables sur ces dernières années. Les épîtres non authentiques du canon, quoiqu’elles fournissent de précieux renseignements sur l’image que ses disciples ont conservés de l’apôtre, ne sauraient lui être attribuées avec certitude. Le livre des Actes des Apôtres, quant à lui, s’arrête au pire moment, sans souci du suspens qu’il construit, à l’incarcération de Paul à Rome. Nous avons pu, à plusieurs reprises en montrer la partialité, même s’il constitue une source de renseignements irremplaçable.
A fortiori, il est encore plus difficile de faire confiance aux multiples témoignages apocryphes qui relatent avec force détail la vie de Paul à Rome et son martyre, comme cette Correspondance de saint Paul et de Sénèque qui date du ive siècle et dont la plus ancienne édition remonte à Alcuin, le secrétaire de Charlemagne, ou bien ce Martyre de Paul, datant sans doute de 150, retrouvé au xixe siècle sur un papyrus copte de Haute Égypte. La légende dorée prend ici le relais de l’histoire.
Devant l’absence de renseignements historiques, chaque époque rajoute qui un détail morbide sur son exécution, qui une parole édifiante, qui des sentiments élevés. Plusieurs voies ont été explorées, selon la sensibilité du temps et les goûts de chacun. La plus classique consiste à reprendre les données de la tradition sur le martyre de Paul et d’imaginer quelle pouvait être son attitude à cet instant. Les actes apocryphes, les témoignages des pères, les légendes conservées sont mis à contribution pour combler les lacunes. Sinon, il est toujours possible d’extraire des épîtres canoniques, sans exclure les épîtres pastorales, des faits, des voyages, de nouvelles prédications. Au xixe siècle et au début du suivant, il était de coutume, par exemple, de convoquer toute l’histoire romaine et en particulier les témoignages de Tacite et Suétone, afin de concevoir une sorte d’histoire « probable » de la fin de vie de l’apôtre, à qui l’on donnait tour à tour les traits classiques et connus d’un Sénèque en butte aux persécutions, d’un Pline louant la beauté des villes impériales, d’un Juvénal découvrant les embarras de Rome.
LES DERNIERS MOMENTS SELON LES ACTES DES APOTRES
La fin du livre des Actes des Apôtres (Ac 21–28) est consacrée au récit de l’arrestation de Paul à Jérusalem, de son emprisonnement dans cette ville puis à Césarée, et de son voyage jusqu’à Rome. Suivons le pas à pas quitte à signaler ses lacunes.
Le témoignage des Actes.
À la fin du chapitre 20, Paul, après un long et émouvant discours aux anciens d’Éphèse, s’embarque pour Jérusalem en dépit des mauvais présages qui se multiplient contre ce voyage. L’apôtre, comme souvent dans le livre des Actes, est représenté comme un homme déterminé, qui a pour seul but de propager l’Évangile ; il ne semble pas effrayé par les sinistres auspices qui s’accumulent sur sa tête. Après une traversée sans histoires et de nouvelles mises en garde, Paul et ses compagnons arrivent enfin à Jérusalem, où ils semblent avoir reçu un accueil plutôt froid, malgré la liesse apparente que note l’auteur des Actes.
Les frères de Jérusalem, en effet, annoncent à l’apôtre qu’il tombe plutôt mal ; la ville est sous tension ; les Juifs – qui sont-ils en réalité ? – prévenus contre lui n’ont de cesse que de le tuer. Ce que le texte ne dit pas, c’est que la communauté elle-même est loin de lui être favorable. Elle prend par exemple la peine de rappeler les prescriptions du Concile de Jérusalem, rapportées au chapitre 15 – « nous leur avons fait savoir qu’ils devaient s’abstenir de manger des idolothytes, du sang et des viandes étouffées ainsi que des unions illégitimes » (Ac 21, 25). Les Anciens de Jérusalem ont bien l’intention de se démarquer d’un Paul qui prend de plus en plus de liberté avec la Loi. Mais qu’a-t-on fait de la collecte que l’apôtre était censé leur apporter ? Cet argent, venant des païens, a-t-il été considéré comme impur ?
Il est assuré que la ville est contre l’apôtre, qui doit faire la preuve de son orthodoxie en « parrainant » un groupe de nazirs, des hommes ayant fait un vœu de pureté intégrale. Le nazir devait s’abstenir, pendant généralement trente jours, de se couper les cheveux, de boire des boissons fermentées, d’avoir des relations sexuelles, de toucher un corps mort. Paul tente de « soigner son image » et de donner à la foule hostile les témoignages de son respect envers la Loi (Ac 21, 23) ; il risque bien de se faire lapider !
Ces marques de bonne volonté ne paraissent pas suffire aux habitants de Jérusalem puisque, arguant de la présence interdite dans le Temple d’un incirconcis ami de Paul, Trophime, ils se saisissent de lui et l’auraient tué sans l’intervention rapide du tribun romain (Ac 21, 27-37), mais il ne fait que les exciter davantage par un récit de sa vocation (Ac 22, 1-21) : « Comme ils vociféraient, jetaient des vêtements, lançaient de la poussière en l’air, le tribun ordonna de le faire pénétrer dans la forteresse, de lui faire donner le fouet, de le torturer et de savoir pourquoi ils criaient ainsi contre lui » (Ac 22, 22-27).
Commence alors le long emprisonnement qui va le conduire jusqu’à Rome. À Jérusalem, pour l’heure, il comparaît devant le Sanhédrin, c’est-à-dire le grand conseil des prêtres juifs, devant qui Jésus avait déjà comparu. Il y réussit, grâce à une réplique subtile, à lancer le débat sur la résurrection, ce qui a pour effet de jeter le trouble dans l’assemblée et de dresser les notables pharisiens, qui y croient, contre les notables sadducéens, qui n’y croient pas. Le tribun est contraint de le mettre à l’abri : « Comme il s’était produit un grand désordre, le tribun, qui craignait qu’ils missent Paul en pièces, ordonna à ses soldats de descendre l’arracher du milieu d’eux et de le conduire à la forteresse. » (Ac 23, 10).
L’auteur des Actes intercale alors une petite apparition du Seigneur dans la prison (Ac 23, 11) destinée à rendre courage à l’apôtre et à donner un sens à sa déportation à Rome : il faut que tu témoignes à Rome !
Le lendemain, toujours selon le témoignage des Actes, Paul est l’objet d’une conjuration des Juifs qui prêtent serment de l’assassiner et montent un complot : « Ils allèrent voir les chefs des prêtres et les anciens et leur dirent : “nous avons juré par serment de ne rien manger avant d’avoir tué Paul !” » (Ac 23, 15). Il s’agit là sans doute d’une pratique peu exceptionnelle dans la ville de David depuis l’occupation romaine : de jeunes notables, par patriotisme et aussi par goût d’une action que leur qualité de peuple serf ne leur permet point, se lançaient fréquemment dans l’assassinat politique. Ces jeunes gens, que l’historien juif Flavius Josèphe nomme sicaires du nom du poignard recourbé dont ils usaient dans leurs crimes, pouvaient fort bien voir dans Paul sinon une cible politique, du moins un traître à la Loi, dont l’influence néfaste devait être neutralisée. Heureusement, le propre neveu de l’apôtre parvient jusqu’au tribun pour lui révéler les menaces qui pèsent sur la tête de son oncle. Le représentant de Rome prend alors la décision de conduire son prisonnier en sécurité, à Césarée, chez le gouverneur Félix. Paul passe rapidement en procès devant lui, et, grâce à un discours habile que reproduit l’auteur des Actes, il plaide son innocence. Maintenu en détention par Félix, qui vient même le visiter dans sa prison avec sa compagne Drusilla (Ac 24, 24), il passe deux ans à attendre sa libération ; Félix, nous dit l’auteur des Actes « voulant s’assurer la reconnaissance des Juifs, laissa Paul en prison » (Ac 24, 24).
Lorsque Festus, un nouveau gouverneur est nommé, Paul, comme c’est son droit de citoyen romain, en appelle à l’Empereur. Il demande donc à être conduit sous escorte jusqu’à Rome pour passer en jugement devant les tribunaux impériaux. Festus est bien obligé d’accéder à sa demande : « Tu en as appelé à César ? Tu iras à César ! » (Ac 25, 12). D’après ce que nous apprennent les Actes des apôtres, les privilèges de la citoyenneté romaine dont Paul a hérité de ses parents, jouent un rôle décisif pour la suite des événements : on le voit bénéficier des lois de protection mise en place dès la République pour les concitoyens de Rome. Contrairement à Pierre, qui n’a pas bénéficié de cette protection et a pu être torturé et tué sans jugement par les Romains, Paul, comme citoyen, ne pouvait pas faire l’objet d’une condamnation arbitraire. Il devait passer en jugement devant un tribunal romain et ne pouvait pas mourir autrement que décapité – ce qui était une forme douce de condamnation. En excipant de sa citoyenneté, Paul mettait en branle tout l’appareil juridique romain et s’assurait d’un salutaire régime de protection.
Avant son départ toutefois, on le voit comparaître devant le successeur d’Hérode – le roi du temps de Jésus –, Agrippa II, de passage à Césarée. Il renouvelle alors le récit de sa vocation : troisième et dernière variation sur ce thème (Ac 26, 2-23). Le dialogue qui suit manifeste l’intention d’illustrer les enjeux de la mission apostolique : convertir jusqu’aux puissants de ce monde. Le roi Agrippa se déclare quasiment convaincu par Paul et le gouverneur romain avoue son ignorance : vraiment, comme Paul le disait dans sa Première Épître aux Corinthiens, l’Évangile est folie pour les sages gréco- romains et se trouve tellement dans le prolongement de la révélation faite à Israël que n’importe quel Juif honnête – à l’instar du roi Agrippa II – devra le confesser. Les deux réactions sont en effet exemplaires :
« Tandis qu’il [Paul] parlait et se justifiait, Festus dit à haute voix : “Tu es fou, Paul, tes grandes études te poussent à la folie.” Et Paul : “Je ne suis pas fou, excellent Festus, mais je dis des paroles vraies et mesurées. Le roi le sait bien, devant qui je parle avec assurance, car je pense que rien ne lui est resté caché ; elles sont en effet passées au grand jour. Crois-tu aux prophètes, roi Agrippa ? Je sais que tu y crois.” Et Agrippa dit à Paul : “Peu s’en faut que tu ne me persuades de devenir chrétien”. » (Ac 26, 24-28.)
Il fut décidé que Paul irait par mer en Italie (Ac 27, 1). Au cours du voyage où l’on s’est embarqué beaucoup trop tard dans la saison, une violente tempête précipite le naufrage du bateau qui transporte l’apôtre. Celui-ci, qui prend alors quasiment la direction des opérations, évite la tempête et fait échouer le navire sur les côtes maltaises (Ac 27, 9-44) Le récit du naufrage est le grand « morceau » de l’écrivain Luc. On y reconnaît la tradition rhétorique de l’hypotypose – la description frappante –, vieille technique oratoire destinée à marquer les esprits et à prouver le talent de l’écrivain. Dans le cas de l’évangéliste, elle permet d’inscrire Paul dans la lignée des héros païens « dompteurs de la mer ». L’apôtre s’affirme en effet comme le bon marin – et il est probable qu’à force de voyages, il avait acquis une solide expérience – capable de prévoir la catastrophe, de donner les directives salvatrices, et de prodiguer l’encouragement et le réconfort.
Une fois à Malte, Paul reprend son travail apostolique et multiplie les guérisons. Cet épisode est l’occasion de souligner la force des « charismes » de Paul, ces dons gratuits venant de Dieu pour manifester sa puissance, capable d’accomplir des miracles, dont celui d’échapper aux morsures de la vipère. Une nouvelle figure se dessine dans le Livre des Actes celle d’un apôtre que la faveur de Dieu place au-dessus des hommes ordinaires. Le naufrage et le sauvetage prodigieux font entrer Paul dans la légende.
Reprenant leur traversée à la sortie de l’hiver, Paul et ses compagnons abordent enfin les côtes italiennes L’apôtre, dont l’arrivée à Rome est saluée par les frères chrétiens venus l’accueillir en délégation dans les faubourgs de la Ville (Ac 28, 15), est laissé en liberté surveillée et peut enfin commencer son travail d’évangélisation des Romains.
Le Livre des Actes s’interrompt brusquement, laissant le lecteur sur sa curiosité quant à l’avenir de Paul. Passe-t-il en jugement devant l’Empereur ? est-il finalement libéré ? subit-il immédiatement le martyre ?
Critique du témoignage des Actes
Malgré tout l’intérêt que présente ce témoignage, il ne répond pas àtoutes les questions, voire rend perplexe celui qui l’analyse avec précision. Examinons quelques difficultés.
1. La réception du groupe de Jacques. Si l’épisode trahit les hésitations d’une communauté qui ne veut pas rompre avec le judaïsme et révèle le caractère pragmatique de Paul, prêt à se faire Juif chez les Juifs, pourvu que l’Évangile soit annoncé (cf. 1Co 9, 20), on se demande comment Paul, rentré en pays étranger aurait pu accéder si tôt au Temple sans accomplir les rites de purification nécessaires. En outre, la réception que reçoit l’apôtre ne correspond sans doute pas àla réalité. A-t-il même pu voir les chefs des chrétiens de Jérusalem ? Les opérations de « contre- prédication » dont il avait fait l’objet depuis qu’il avait pris son indépendance apostolique ne laissent pas d’en douter, même si son insistance à réunir une collecte pour Jérusalem pouvait témoigner pour lui de sa bonne foi.
2. L’arrestation de Paul. L’ensemble est un peu surréaliste : comment le tribun peut-il permettre une harangue alors qu’il vient d’arracher Paul au lynchage ? L’auteur a ici manifestement l’intention de faire parler l’apôtre devant les Juifs de Jérusalem pour qu’il soit rejeté. Non seulement ce procédé littéraire lui permet de dresser le portrait à charge des Juifs et d’apporter une dernière confirmation à la démarche de Paul en direction des païens, mais encore, il appuie les nombreuses prophéties de Jésus sur l’avenir de ses disciples présentes dans l’Évangile de Luc – dont on sait que le Livre des Actes est conçu comme le pendant –en particulier concernant l’infidélité des Juifs. Jérusalem joue le rôle de la ville obstinée dans son erreur : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme un oiseau ses petits sous ses ailes… et tu n’as pas voulu ! » (Lc 13, 34).
3. La comparution devant le Sanhédrin. Comment le tribun romain pourrait-il déférer son prisonnier à un tribunal juif, comme si ce tribunal lui était supérieur ? L’épisode s’annonce plutôt comme un pendant de la comparution de Pierre devant cette même assemblée (Ac 4, 1) et une occasion de montrer un Paul surpassant en finesse les chefs des prêtres du peuple d’Israël.
4. La visite de Félix dans la prison de Paul. Tout ici conspire à présenter Paul comme un homme de très haut rang. Gageons que Félix n’a pas dûêtre très heureux d’entendre discourir l’apôtre sur la « continence » (Ac 24, 25), lui qui avait enlevé Drusilla, pourtant mariée à un Juif puissant, et qu’il ne devait pas le visiter trop souvent dans sa prison ! Félix représente ici l’envers de l’homme vertueux ; on sait par ailleurs qu’il est un affranchi. Paul, que l’auteur des Actes ne cesse de représenter comme un homme d’excellent lignage, le comprend et prêche sur la vertu.
5. L’appel à l’empereur. Pourquoi faire appel à l’Empereur au bout de deux ans, lors même qu’une apparition lui indique que Rome serait le terme de ce voyage ? Quelle est en outre la valeur d’un appel qui intervient hors de toute situation judiciaire puisque le procès de Paul n’a pas été rouvert ? La question est des plus débattue parmi les spécialistes, même si la discussion est compliquée par le fait qu’on n’a aucun autre témoignage d’un tel appel au iersiècle de notre ère. Si l’on suit ce que l’auteur décrit, on a l’impression que l’appel de Paul est une obligation quasiment juridique. Or, s’il est vrai que des lois comme la lex Valeria, les lois Porcia et la lex Julia de vi publica avaient été mises en place pour assurer le salut des citoyens romains, les témoignages du iieet iiie siècles après notre ère montrent que les gouverneurs agissaient un peu selon leur bon vouloir et le statut de leur prisonnier. Les tribunaux impériaux auraient été de toutes les façons bien incapables de traiter toutes les demandes. Cela ne veut pas dire que le transfert à Rome soit impossible : Félix lui-même avait envoyé à Rome le bandit Éléazar (Guerre des Juifs,iii, 253). En tout cas, le texte remplit parfaitement le but que lui assigne l’auteur des Actes. Paul apparaît ici comme un citoyen romain, un homme au statut social tellement important qu’il est jugé digne de comparaître devant « Néron », c’est-à-dire les tribunaux impériaux. Festus, quant à lui, est montré comme un faible qui cède pour des motifs peu clairs.
6. Enfin, les derniers versets du livre des Actes ne parviennent pas à cacher quelques résistances au sein de la communauté. Pourquoi les frères de Rome accueillentils Paul hors de Rome puis disparaissent du champ littéraire ? estce qu’ils ne souhaitaient pas trop se compromettre avec lui ou qu’ils l’ont ignoré ? En outre, il est fait allusion à une discussion avec des Juifs qui se termine plutôt abruptement : « Lorsqu’il leur eût dit cela, les Juifs s’en allèrent d’auprès de lui, discutant vivement entre eux. » (Ac 28, 29). Visiblement, Paul ne les a pas convaincus, contrairement aux Juifs rencontrés au cours de ses missions. Le livre des Actes, enfin, se termine par une note assez surprenante : « Il demeura deux années entières dans le logement qu’il avait loué, et recevait tous ceux qui venaient à lui. » (Ac 28, 30). Il n’est plus fait mention des foules et de leur enthousiasme, seulement d’un hôte accueillant et disponible, comme si le crédit de l’apôtre avait diminué et qu’il ne restait que quelques fidèles et quelques curieux.
Les réserves que l’on vient de lire ne peuvent pas pour autant remettre en cause définitivement le récit des Actes. Malgré ses quelques zones de silence, il est le seul témoignage narratif dont nous disposons. Aussi, avec toutes les réserves nécessaires, peuton s’accorder sur une sorte de « scénario minimal » pour tenter de dépeindre les dernières années de Paul : 1. Paul arrive àJérusalem avec une collecte qui n’est sans doute pas agréée. 2. Il se fait accueillir avec froideur par ses frères chrétiens et encore plus mal par les Juifs. 3. Malgré un geste d’apaisement, il crée une émeute qui le conduit en prison. 4. Il interjette alors appel (ou est acheminé d’office à Rome) car il est citoyen romain et se fait escorter à Rome.
LE TÉMOIGNAGE DES LETTRES
Vu la pauvreté du scénario minimal, la tentation est grande de revenir sur les lettres, d’utiliser la moindre des notations pour la vérifier dans les Actes des Apôtres et, en retour, y trouver confirmation de la véracité du récit fait par l’auteur des Actes. Ce processus de recoupement doit être mené avec prudence pour ne pas tomber dans la contradiction de vouloir fonder un document sur un autre dont il est lui-même le fondement. Pour autant, ces soupçons légitimes ne conduisent pas nécessairement à un relativisme absolu : les lettres donnent de Paul l’image qu’il a voulu transmettre comme expéditeur. Elle ne livre pas la totalité du contexte historique dans lequel elles ont été écrites, elles ne disent rien des motivations profondes qui ont amené àles écrire, cependant, elles transmettent une idée de l’état d’esprit et du climat dans lequel elles ont été écrites.
Rappelons que Paul, dans ses dernières épîtres ne se reconnaît plus dans ses frères juifs. Dans l’Épître aux Philippiens, il consomme, pour son propre cas, la rupture avec la Loi :
« Et tout ce qui était pour moi des gains, je les ai considérés comme une perte, à cause du Christ. Bien plus, désormais je considère tout comme une perte àcause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. À cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ, et d’être trouvéen lui, n’ayant plus ma justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais celle qui vient de la foi au Christ, celle qui vient de Dieu, moyennant la foi. (Ph 3, 7-9.)
En outre, l’apôtre est en butte àl’hostilité des Juifs, mais aussi à celle des autres chrétiens. L’Épître aux Philippiens fait explicitement mention de ces divisions. Alors qu’il défend sa cause, la plupart des frères « ont redoublé d’audace à proclamer sans crainte la Parole. Certains il est vrai prêchent le Christ par un esprit d’envie et de rivalité » (Ph 1, 1415). Vu le contexte, les ennemis de Paul semblent bien être ici les chrétiens, et non les Juifs. Ailleurs, c’est le contraire ; sortant de la position nuancée qu’il présentait jusque là, Paul manie l’injure : « Gardez-vous des chiens ! Gardezvous des mauvais ouvriers ! Gardezvous des faux circoncis ! »(Ph 3, 2). Non seulement les adversaires se font traiter de «chiens », mais Paul fait un jeu de mot intraduisible mais très injurieux entre περιτομή la circoncision et κατατομή la fausse circoncision, qu’il appelle mutilation.
La fin de la vie de Paul, on le voit, a été assombrie par des divisions internes et par la certitude qui se fit jour en lui que le message chrétien ne pourrait se développer sans une rupture avec la communauté qui l’a vu naître, à laquelle le Christ appartenait luimême.
Les dernières lettres qui nous sont parvenues contribuent davantage que toutes les autres à fournir àleur lecteur l’image d’un épistolier plus profond et sans doute un peu las. Les difficultés ont pesé sur l’apôtre, le poids des ans devient lourd à porter, l’approche de la mort rend difficile l’enthousiasme. Se recentrant sur le Christ, Paul se recentre sur l’essentiel. L’Épître à Philémon dit avec une touchante simplicité ce que n’aurait pas pu dire le jeune Paul plein de fougue : le prix de la fraternité.
On s’en souvient, Onésime, l’esclave en fuite de Philémon, s’est réfugié chez Paul. Or, Paul avoue avec humilitéà quel point il lui est cher : « lui, c’est comme mon propre cœur » (Philémon 12). Mais, sachant sans doute qu’il sera plus utile dehors, il le renvoie à son maître malgré ce que cela lui coûte : « Je voulais le retenir près de moi, pour qu’il me serve à ta place dans les chaînes de l’Évangile » (Philémon 13), reconnaît-il sans ambages. Mais il sait sans doute que Philémon ne va pas être tendre avec l’esclave en fuite, aussi lui demande-t-il de le recevoir avec aménitéet compassion et, plutôt que d’ordonner comme il l’eût fait quand il était plus jeune, il manifeste son tact en rappelant discrètement à Philémon ce qu’il lui doit et en présentant cette clémence comme un service à lui rendre : « S’il t’a fait du tort ou s’il te doit quelque chose, mets-le sur mon compte ! » (Philémon 18). Le caractère de Paul s’est adouci, il s’est transformé en un vieillard affectueux et débonnaire.
Une certaine proximité avec la mort laisse envahir l’esprit de l’apôtre de méditations sur sa propre fin terrestre et sur le bilan de son existence. Dans l’Épître aux Philippiens, il fait retour sur sa propre imperfection et sur ce qui constitue sa vie :
« Ce n’est pas que j’ai déjà reçu le prix ou que je sois déjà parfait ; mais je poursuis ma course pour tâcher de le saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus. Non, frères, je ne pense point l’avoir atteint ; la seule chose pour moi : oubliant ce qui est derrière, je vais de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, vers le prix auquel Dieu nous appelle d’en haut, dans le Christ Jésus. » (Ph 3, 1417.)
Il ne parvient pas toujours, non plus, àcacher la lassitude qui l’envahit parfois et qui lui fait préférer une mort où il pourra rejoindre son Seigneur à une vie faite d’embûches et de souffrances. Animé par une fidélité de vieux serviteur qui ne laisse pas l’ouvrage en plan, il tient bon malgré tout face aux difficultés et aux souffrances.
L’APOTRE S’ENFONCE GRADUELLEMENT DANS LA NUIT
Lorsque le lecteur du Nouveau Testament parvient à la fin de l’Épître à Philémon, il sait qu’il vient de lire les derniers mots dont nous sommes assurés qu’ils soient de Paul. Les témoignages s’arrêtent là, nous ne savons pas ce qui va advenir à celui qui espère sortir bientôt de prison et demande à son ami de lui préparer un gîte (Philémon 22).
Pour tenter de combler les manques, le curieux peut se retourner vers deux sortes de témoignage : le témoignage des épîtres deutéro-pauliniennes, des Pères et celui des Actes apocryphes.
Clément, pape et disciple de l’apôtre, donne vers les années 90 le témoignage le plus complet sur la mort de Paul :
« À travers la jalousie et la discorde, Paul montra comment on remporte le prix de la patience. Sept fois emprisonné, banni, lapidé, devenu un héraut à l’Orient et à l’Occident, il reçut une gloire éclatante pour prix de sa foi. Quand il eut enseigné la justice au monde et atteint les bornes de l’Occident, il fut supplicié devant ceux qui le gouvernaient, il quitta alors ce monde et gagna le séjour sacré. » (1Clem. V, 2-5.)
Ce petit paragraphe est la source de nombreuses spéculations sur la mort de Paul. Il vient tout d’abord confirmer l’intuition générale : la fin des années de Paul a été ternie par les divisions et les discordes. Paul serait tombé en victime du déchirement de ses propres frères. En effet, la situation à Rome était loin d’être simple. D’une part, il y avait l’antagonisme apparaissant depuis plusieurs années entre les Juifs et les chrétiens. D’autre part, àl’intérieur même de la communauté chrétienne, il y avait une opposition entre les chrétiens venus du judaïsme et ceux venus du paganisme. Sous Claude en effet, en 41, les Juifs avaient été expulsés de Rome et le fossé s’était creusé entre les chrétiens qui purent continuer leur culte dans la ville et ceux qui durent aller s’installer dans les faubourgs. Arrivant à Rome, Paul, surtout si sa prédication de liberté vis-à-vis de la Loi avait un tant soit peu de succès, devait indisposer à la fois les Juifs restés fidèles à la Loi qui voyaient une remise en cause de leurs positions et les Juifs devenus chrétiens, pour qui il devait constituer un allié des chrétiens venus du paganisme. Or on sait par ailleurs que les Juifs étaient bien en cour chez Néron puisque non seulement les princes hérodiens (ceux de la famille d’Hérode le Grand, le roi du temps de Jésus) étaient élevés àRome et constituaient un groupe de pression, mais aussi parce que certains personnages influents étaient Juifs ou amis des Juifs. Néron, était très lié avec l’acteur juif Aliturus tandis que sa maîtresse Poppée était sans doute proche du judaïsme puisque Tacite nous dit qu’elle a voulu se faire inhumer comme eux et non brûler comme les Romains. Il est donc possible que des délations au sein de la Cour aient conduit Néron às’intéresser au cas de Paul, et à prendre les mesures funestes dont il était coutumier.
Mais Clément de Rome ajoute une phrase énigmatique dont se servirent tous les biographes de l’apôtre : Paul serait parvenu jusqu’aux bornes de l’Occident (ἐπὶ τὸ τέρμα τὰς δύσεως, ClÉment, Épître aux Corinthiens 5, 7). Très souvent, les commentateurs, ayant en tête les fameuses colonnes d’Hercule, terme du monde occidental chez les Romains, ont supposé que cette expression désignait l’Espagne. Paul, libéré à Rome, serait donc parti pour cette province romaine. Les premiers chrétiens soutiennent cette interprétation. L’auteur du canon de Muratori (vers le ivesiècle) dit positivement que l’Apôtre est parti de Rome pour l’Espagne ; Hippolyte de Porto (De Duodecim apostolis), Athanase, Cyrille de Jérusalem (Catéchèse 16, 1, 26), Jean Chrysostome, Épiphane et Jérôme reprennent cette tradition. Cette compréhension se heurte cependant à l’objection suivante : alors que chaque parcelle de la Gaule conserve le souvenir de celui qui l’a évangélisée, il n’y a pas de trace d’une évangélisation paulinienne. Bien plus, l’étude des noms des saints patrons tendrait plutôt à prouver que les premiers missionnaires seraient d’origine romaine. L’argument n’est pourtant pas décisif : on peut encore faire son choix entre deux chronologies possibles, une chronologie « courte » qui fait mourir Paul peu après son arrivée à Rome (entre 60 et 64) et une chronologie « longue » qui lui laisse le temps de voyager en Espagne et place sa mort peu avant la chute de Néron (entre 64 et 68).
Il faut aussi rendre raison à la dernière partie de la phrase : « il fut supplicié devant ceux qui le gouvernaient ». Tout tendrait à prouver qu’il fut martyrisé devant l’Empereur. Cette présence de Néron dans une exécution n’est pas en soi une preuve de la fausseté : on sait par Suétone et Tacite qu’il était dans ses habitudes d’assister aux tortures qu’il infligeait à ses prisonniers. Rien n’est dit en revanche sur les motifs de la sentence ou sur son procès. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il ait été condamné sous le chef de crime de lèse-majesté et décapité : un citoyen romain ne pouvait être condamné à mort sans un motif grave et, eu égard à la situation politique sous l’empire néronien, ce motif ne pouvait être que le crimen lesæ majestatis. Selon la définition des juristes latins, il s’agit d’un crime contre le peuple romain ou sa sécurité. Néron, suivant en cela l’exemple de son prédécesseur Tibère, l’avait étendu à toute critique visant la personne de l’Empereur. L’arbitraire le plus total pouvait entacher la détermination juridique de ce crime et Sénèque rapporte que des intrigants, les délateurs, faisaient profession de dénoncer les personnages trop en vue. La punition du crime de lèse-majesté ne pouvait être que la mort, et la mort par décapitation si l’accusé était romain, puisque c’était la seule manière d’exécuter un citoyen. Si l’on suit Clément, Paul serait donc mort décapité pour lèse-majesté devant Néron.
Peuton se fier à l’archéologie pour venir confirmer cette exécution ? Eusèbe et Épiphane donnent quelques précisions sur le martyre : il aurait eu lieu sur dans un vallon nomméAquæ Salviæ. Comme il n’y avait pas de lieu convenable pour la sépulture, on transporta le corps sur la voie d’Ostie, dans un cimetière appartenant à une famille chrétienne : il s’agirait de l’emplacement de l’actuelle basilique Saint-Paul- Hors-les-Murs, dont la situation excentrée prouverait – pourquoi construire une basilique si loin du centre de la ville ? – qu’elle est située sur un lieu de pèlerinage. Au troisième siècle en outre, le prêtre Caïus y situe, dans une lettre à son ami Proclus recueillie par Eusèbe de Césarée, un trophée, une sorte de petit monument. Au cours des travaux suivant l’incendie de la Basilique en 1867, on a retrouvé une plaque de marbre indiquant simplement, Paul, apôtre, martyr, paulo apostolo martyr(i). Si l’endroit ne connut pas la ferveur des foules immédiatement – Paul a suscité bien trop d’oppositions de son vivant– le temps de Constantin a voulu voir dans l’apôtre, associé depuis lors à Pierre, la marque de l’unité de l’Église.
LE TÉMOIGNAGE DES ACTES APOCRYPHES
Avouons que cette fin, dans sa dignité, manque un peu de détails et de sentiments : tout cela paraît un peu sec à l’esprit curieux qui a suivi Paul pas à pas depuis le début de sa prédication et qui, accoutumé à obtenir force détails sur ses pensées, ses actions et ses difficultés, se voit ici confronté à quelques faibles hypothèses. Aussi n’est-il pas étonnant que les légendes présentant les petits détails de la vie de l’apôtre se diffusèrent.
Les Actes apocryphes de Paul, dont il n’est pas besoin de chercher à contester la véracité tant ils s’en chargent eux-mêmes, fournissent matière à la curiosité. S’y consacrer n’est pas perdre son temps : c’est sur ces détails savoureux que les artistes se fondent, et sur cette petite monnaie de l’histoire que nos représentations culturelles trouvent une origine.
Paul est montré au début du martyre dans ses œuvres d’évangélisateur. Ayant loué une grange dans les environs de Rome, il prêche l’Évangile. Mais voici que Patrocle, l’échanson de Néron, vient à une réunion, s’assoit sur une fenêtre, tombe en arrière et meurt. Paul, bien entendu, comme dans la scène des Actes (Ac 20, 9-12) dont celle-ci est la jumelle, ressuscite l’échanson qui peut tenir son rôle le soir même. Mais la nouvelle de sa mort a couru trop vite jusqu’à Néron, ce qui a le malheur d’attirer l’attention du cruel empereur. Celui-ci, interrogeant Patrocle, apprend que ses plus fidèles serviteurs sont chrétiens : il prend peur et déclenche une persécution. Paul fait partie du lot des prisonniers. Néron, inflexible, maintient son supplice. On bande alors les yeux à l’apôtre et après qu’il a terminé une prière en hébreu, on lui tranche la tête. De son cou jaillit du lait sur les vêtements du bourreau : celui-ci, à l’instar de celui qui a crucifié le Christ (Mt 27, 54), se met à louer Dieu. À la neuvième heure, l’heure du Christ (Mt 27, 46), Paul apparaît à Néron lui annonçant les maux qui le menacent pour avoir répandu un sang juste. Néron est prix de panique et libère les autres chrétiens… Au lecteur d’apprécier.