3. L’APOTRE DES GENTILS
LE PREMIER VOYAGE MISSIONNAIRE.
En arrivant à Antioche, Paul est intégré aux équipes missionnaires de la communauté chrétienne. Il n’a pas d’emblée le premier rôle : il agit sous les ordres d’un meneur de mission, Joseph Barnabé. Ce Juif issu de lévites semble être né à Chypre et avoir été converti dès les premiers temps du christianisme (Ac 4, 36). Il serait ensuite allé à Antioche comme émissaire de l’Église de Jérusalem ; est-ce pour surveiller l’orthodoxie de cette bouillante communauté ? Il prend bien vite Paul comme son second et réalise une série de missions à ses côtés.
Le but de leurs voyages : l’Asie Mineure, l’actuelle Turquie. Une vaste région riche et ambiguë aux côtes opulentes et civilisées mais sauvage et inculte à l’intérieure des terres. Toutes les peuplades se rencontrent, Phrygiens, Bithyniens, Pamphyliens, Cariens, Ioniens, Galates, Lydiens, tous les cultes se mélangent. Les seules constantes de ce capharnaüm de races et de pays sont l’état déplorable des routes et l’extrême religiosité des habitants. L’Asie est mystique : à Thyane, à Nazianze, à Éphèse, en Cappadoce, les villes sont des sanctuaires tandis que fleurissent les religions et les courants philosophiques, les cataphryges et les montaniens, les sophistes et les stoïciens. Avec cela, tous des thuriféraires du régime impérial : Tacite raconte comment les villes se disputèrent l’honneur de voir construit sur leur territoire un temple dédié à l’empereur Tibère : « elles présentaient des arguments sans grandes différences entre eux quant à l’ancienneté de leur race, à leur zèle à l’égard du peuple romain. »
De tous les voyages auxquels Paul participa en tant que missionnaire d’Antioche, l’auteur des Actes des Apôtres isole certains épisodes pour construire une narration cohérente que l’on désigne habituellement sous le nom de « Premier voyage missionnaire » ; elle s’étend du chapitre 13 au chapitre 15 du livre. Ce premier voyage est composé comme une sorte de marche forcée jusqu’aux frontières du monde, au pays des barbares. Le terme du périple est en effet les rudes régions de la Lycaonie et de la Pisidie, contrées sombres où l’on parle des dialectes barbares, où les routes sont infestées de brigands isauriens, où Cicéron, qui campait près de Derbé se croyait tout à fait parvenu parmi les sauvages.
Avec une monotonie voulue par le livre des Actes, les deux missionnaires se voient régulièrement confrontés à la même situation. Après avoir prêché aux Juifs, ils font des conversions qui inquiètent les autorités et sont chassés par leurs coreligionnaires. Ils se tournent alors vers les païens. Intrigues municipales, émeutes, molestations, lapidations : ils sont bannis une fois sur deux de la ville, et s’enfoncent toujours plus profondément dans les terres étrangères. Partant d’Antioche, le lecteur des Actes les voit gagner Chypre (Salamine puis Paphos). Ils débarquent en Pamphylie (sur le site de l’actuelle Antalaya, ville touristique de la Turquie moderne), montent sur Pergé et de là atteignent la Pisidie et visitent Antioche de Pisidie (Yalvaç), Iconium (Konya), Derbé (Kilbasan) et Lystres (Kadin Serai). Lystres est le terme du voyage : les deux apôtres font bientôt marche arrière pour retourner à Antioche.
Que retenir du récit lucanien ? Construite selon les canons rhétoriques de l’Antiquité, sa narration décrit les événements non pas seulement tels qu’ils ont été mais tels qu’ils auraient dû être pour former un schéma compréhensible. Écrire l’histoire consiste à cette mise en perspective du hasard qui constitue la providence. Ainsi faut-il prendre très au sérieux les données fournies par l’auteur des Actes, car ils nous renseignent à la fois sur la façon dont les premiers chrétiens avaient perçu cette mission évangélisatrice et sur les leçons de foi qu’ils voulaient en tirer.
La pratique missionnaire est parfaitement décrite : les apôtres fonctionnent en duo. Paul, qui connaît bien la culture et la rhétorique gréco-romaine, adopte la figure de l’intellectuel rusé dialecticien et représente le côté rationnel de la nouvelle religion ; à Lystres, selon les Actes (Ac 14, 12), on le prend pour le roué Hermès, dieu du commerce et des voleurs. Barnabé, au contraire, avec sa forte prestance et son éloquence enlevée, joue le rôle du prophète et du tribun, il donne du souffle à la prédication – à Lystres, on se croira en présence de Zeus. À eux deux, ils réunissent les qualités nécessaires à la conversion des foules : la force du sentiment et la rigueur de la raison.
La stratégie adoptée dans chaque ville est celle du christianisme naissant : prenant sa source dans la synagogue, il s’adresse bientôt aux Gentils. En effet, les deux compères commencent toujours par s’appuyer sur la communauté juive, sur les pratiques juives, sur les textes juifs (la Loi et les Prophètes) pour démontrer que Jésus est bien le Messie qu’attend l’espérance juive. Dans un deuxième temps, ils montrent que ce Messie est venu également pour les païens.
Dans ce mouvement qui occupe une place essentielle dans les buts idéologiques de l’auteur des Actes, le portrait de Paul se dessine de manière parfaitement contrôlée. L’apôtre présente en effet toutes les qualités de l’homme antique : piété, εὐσεϐεία, et vertu, ἀρητή, modération et maîtrise de soi, σωφροσύνη, courage, ἀνδρεία, respect de l’ordre et de l’honnêteté, δικαιοσύνη. Toutes ces vertus tendent à faire de Paul un modèle à imiter. Elles interviennent ainsi dans l’intention que l’auteur des Actes poursuit en composant son ouvrage : faire une vie exemplaire. Ce genre rhétorique hérité à la fois des traditions grecques (mise en place par Aristote et son élève Théophraste) et juive consiste à faire un portrait idéalisé d’une personne pour amener les auditeurs à en imiter les vertus. Inciter les chrétiens à conserver présente à l’esprit l’image de l’apôtre afin qu’elle guide leurs moindres actions : tel est l’enjeu des Actes. Peu après l’époque de Paul, les « vies » des philosophes, dont les fameuses Vies de Plutarque et de Diogène Laërce ne prétendaient pas à autre chose.
Un des incidents racontés par l’auteur des Actes est ainsi des plus révélateur : la conversion du proconsul Sergius Paulus, magistrat romain de Chypre (Ac 13, 4-12). L’épisode est tellement frappant que l’on a souvent cru que c’est à ce gouverneur que Saül doit de s’appeler Paul. Le personnage est en effet historique, comme l’a confirmé l’inscription découverte à Soli et les lettres de Pline le Jeune. C’était un homme cultivé et curieux, entouré de magiciens et d’astrologues dont ce fameux Élymas dit Bar-Jésus. Mis en présence du mage, Paul le frappe d’aveuglement et convertit d’un même élan le proconsul. Le récit, dont il est difficile de vérifier la vérité historique, en dit long sur la valeur d’exemple que prend la narration lucanienne. Les ambitions des chrétiens auxquels elle s’adresse sont en effet élevées : un proconsul de Rome, rien de moins, et pourquoi pas, à terme, l’Empereur lui-même…
Insensiblement, le modèle de l’apôtre subit une transformation profonde : il s’éloigne des foules modestes et populaires des évangiles pour gagner les hautes sphères de l’Empire. Dans cette visée, Paul est présenté comme un champion des vertus aristocratiques. L’histoire de Sergius Paulus insiste également sur un point crucial de la pratique chrétienne : accéder à une certaine respectabilité en se distinguant de la foule pouilleuse des charlatans ambulants qui couraient les routes de l’Empire romain. Les apôtres n’ont rien de magiciens suspects ou de thaumaturges louches, ils leur sont infiniment supérieurs. Ils s’associent même au combat impérial contre les superstitions étrangères puisqu’ils surpassent Élymas, qui était sans doute un magicien hors pair, versé dans les plus redoutables sortilèges égyptiens.
LE DEUXIÈME VOYAGE MISSIONNAIRE : PAUL INDÉPENDANT
Dans la relation de l’auteur des Actes, un incident intervient à Antioche entre Pierre et Paul (Ac 15, 1-35). Les critiques sont partagés pour savoir si cet accroc est placé à ce moment là pour respecter la chronologie ou pour former un ensemble littéraire cohérent. Puisque les thèmes abordés lors de l’incident ne se retrouvent pas dans les lettres aux Thessaloniciens (écrite à la fin de ce voyage vers 50) et font le sujet de l’Épître aux Galates (écrite, plus tard vers 52-54), il est plus vraisemblable d’opter pour la seconde solution.
Ce « second voyage missionnaire » (Ac 15, 36–18, 22) s’ouvre sur un épisode remarquable : Paul et Barnabé se brouillent à propos de l’un de leurs compagnons, Jean-Marc, qui s’était montré peu courageux lors de la première mission et avait préféré rebrousser chemin plutôt que poursuivre une route dangereuse (Ac 13, 13) ; Barnabé tient absolument à l’emmener avec lui, tandis que Paul refuse (Ac 15, 39). Les motifs psychologiques sont-ils les seuls à avoir joué ?
L’épisode scelle la montée en puissance de l’influence de Paul au sein des communautés chrétiennes. Désormais, il mène lui-même les missions et ne joue plus les seconds couteaux. Antioche est encore sa base arrière, mais c’est dans un esprit d’indépendance qu’il s’embarque pour ce second voyage.
Barnabé, quant à lui, conduit sa propre mission vers Chypre et l’on entend plus parler de lui, sauf à deux reprises : dans la Première Épître aux Corinthiens, Paul indique qu’il n’est pas marié (1Co 9, 5-6) et dans l’Épître aux Galates, il signale son attitude complaisante vis-à-vis des chrétiens d’Antioche attachés au judaïsme (Ga 2, 13). Cette dernière indication contribue à accréditer la thèse d’une séparation doctrinale des deux compagnons.
Comment Barnabé finit-il sa vie ? La question reste entière : une tradition postérieure recueillie dans la Seconde Épître à Timothée (2Tm 4, 11) plaide pour une réconciliation avec Paul, tandis que la légende du ve siècle des Actes de Barnabé à Chypre le fait mourir martyr dans cette île ; sous l’Empereur Zénon, en 488, on aurait même retrouvé son corps avec l’Évangile selon Matthieu posé sur la poitrine.
Pour l’heure, Paul poursuit sa route. Ce second voyage, si l’on suit les Actes, se déroule en trois temps. Tout d’abord, l’évangélisateur retraverse le champ de la mission antiochienne et retrouve ses propres traces jusqu’à Lystres et Derbé (Ac 15, 40–16, 5). Ensuite, après une opportune intervention de l’Esprit Saint lui commandant de ne pas se rendre « en Asie », c’est-à- dire dans la province romaine d’Asie Mineure – ce qui lui permettait de ne pas empiéter sur les terrains d’évangélisation d’autres apôtres –, il gagne la « Galatie », c’est-à-dire la Galatie du Sud. Cette contrée passait pour une des plus reculée et surtout était située dans un territoire entièrement païen puisque la région était essentiellement peuplée de Celtes (« galate » étant la forme grecque du mot « gaulois »). En Galatie, la moisson est fructueuse et Paul semble mettre à profit le repos nécessaire à guérir une maladie pour connaître son premier chantier d’évangélisation. À la suite de la vision d’un Macédonien l’exhortant à gagner l’Europe (Ac 16, 9), le voilà enfin à Philippes, à Thessalonique, à Athènes où il prononce un discours devant l’Aréopage, le haut conseil de la ville (Ac 17, 22-31) et finalement à Corinthe (Ac 18, 12-17). Il quitte l’Europe, passe par Éphèse et rentre enfin à Antioche (Ac 18, 22).
Malgré ses obscurités, ses silences, ses difficultés, le récit des Actes fournit encore des informations importantes. En premier lieu, il dit l’indépendance de Paul. Dégagé des entraves antiochiennes, ce dernier mène la prédication à sa guise et dirige seul sa mission sans hésiter à se rendre vers les contrées les plus barbares. Il ouvre ainsi de nouveaux champs d’évangélisation : la Galatie et l’Europe.
En second lieu, ce récit a le mérite de présenter les communautés fondées par Paul : Thessalonique, Corinthe, Philippes sont autant de villes dans lesquelles Paul suscite des vocations et imprime sa marque.
Enfin, l’auteur des Actes parvient à nous donner de Paul l’image d’un fondateur d’Église puissant en miracles et en révélations. Lui-même parle avec discrétion des opérations extraordinaires qu’il accomplit (2Co 12, 12 ; Rm 15, 18), ne les décrit jamais et ne les considère pas comme des éléments véritablement déterminants dans le chemin de la foi. L’auteur des Actes, au contraire, nous en présente un condensé qui donne de Paul une image sans doute assez proche de celle qu’avaient dû retenir ses contemporains : un prédicateur passionné et éloquent qui appuyait ses discours d’actes étonnants et frappants. 
LA PREMIÈRE LETTRE
Est-ce sur le chemin d’Athènes ou protégé par les murs de Corinthe que Paul rédigea sa Première Lettre aux Thessaloniciens ? Les opinions sont partagées. Quoi qu’il en soit, le statut de fondateur de communauté se doubla très vite de celui d’épistolier. À n’en pas douter, il n’en était pas à son premier essai : au sein de la Diaspora, on s’écrivait beaucoup ; pour donner des nouvelles, pour faire du commerce, pour le plaisir de s’écrire. Mais c’étaient des lettres profanes, des lettres personnelles. Paul, lui, va inventer une nouvelle utilisation de la correspondance, inspirée par les « lettres dogmatiques » de philosophes de l’Antiquité comme Épicure, Platon ou Cicéron : la lettre prédication, la lettre d’admonestation, la lettre qui permet de s’occuper à distance d’une communauté. Pour lui, en effet, une lettre est toujours plus que la simple négociation « faute de mieux » de l’éloignement : elle est un véritable moyen de continuer l’œuvre d’évangélisation en cours.
Il ne faut pas imaginer l’auteur de l’Épître aux Romains avec sa plume ou son crayon : un bon épistolier dans l’Antiquité commence par poncer son « papier », en l’occurrence du papyrus ou du parchemin, avec un morceau de coquillage ou un éclat d’ivoire. Le parchemin, réalisé sur de la peau de bête, était coûteux : Paul utilisait le papyrus, issu du roseau du Nil. Il prend le plus grand soin à cette occupation : trop rugueuse, la surface entraverait la précision du trait, trop polie, elle empêcherait l’encre de sécher ; comme dans les écoles modernes, le mauvais scribe fait des « bavures ». Ensuite, il trace les lignes avec une rondelle de plomb afin d’écrire bien droit. Enfin, il taille avec délicatesse un morceau de roseau auquel il donne une forme biseautée. Il trempe son instrument tout neuf dans de l’encre d’origine animale (encre de seiche) ou végétale (charbon).
La description de ces tâches ne doit pas donner d’idées fausses : même s’il lui arrivait de préparer ainsi ses outils, Paul avait rarement le pouce taché d’encre ou la manche lustrée par le contact de la table ; il utilisait un secrétaire. En Rm 16, 22, ce dernier prend même la parole : « Je vous donne le bonjour dans le Seigneur, moi Tertius, qui ai écrit cette lettre », signe qu’il entretenait une certaine familiarité avec l’apôtre, à l’instar de son confrère Tiron qui travaillait chez Cicéron et que l’on voit quelquefois utiliser les lettres de son maître comme messagerie.
Le formulaire des lettres de Paul
Paul s’inspire de la façon d’écrire de son époque, mais la plie à son gré en écrivant des lettres beaucoup plus longues.
Adresse : on commençait par « Untel à Untel, salut ! ». Paul se nomme, ainsi que ses collaborateurs ; il nomme ses correspondants et les salue.
Prière : on adressait une brève prière aux dieux.
Corps de la lettre : Celle de Paul comprennent habituellement deux parties ; une partie doctrinale où l’apôtre développe un point de doctrine important ou mal compris par ses chrétiens ; une partie pastorale (ou d’exhortation ou parénétique) dans laquelle Paul tire les conséquences pratiques de la doctrine qu’il vient de rappeler.
Salutation : Paul termine en donnant des nouvelles de ses collaborateurs et en saluant les chrétiens. Il conclut par une brève formule de bénédiction.
Comment se servir du secrétaire ? Le plus simple était de dicter syllabatim, syllabe après syllabe, selon l’antique méthode. Cela prenait beaucoup de temps : au début du siècle dernier, de savants exégètes ont calculé que la dictée de l’Épître aux Romains aurait pris plusieurs semaines. Pour rassurer les impatients, on avait donc inventé très tôt un système de sténographie, la tachygraphie (ce qui veut dire « écriture rapide »), qui permettait de prendre en note les discours des orateurs et dont on a découvert de nombreux témoignages. Paul n’avait donc qu’à parler et à laisser le scribe faire son travail.
Il est également possible que Paul ait des collaborateurs « coauteurs » à qui il donnait un canevas général : ceux-ci avaient à charge de rédiger le détail de la lettre, que Paul pouvait (ou non) réviser. Car, contrairement à ce que l’on croit, se corriger n’était pas difficile. Les Anciens ne gravaient pas tout dans la pierre et connaissaient le brouillon : une tablette de cire meuble sur laquelle on écrivait avec un stylet et qu’il suffisait de lisser pour réutiliser. Ils connaissaient également l’effaceur : une bonne éponge diluait l’encre quand elle n’était pas sèche, tandis qu’une pierre ponce astucieusement utilisée permettait de gratter les erreurs pour les faire disparaître.
Vraisemblablement Paul laissait à ses assistants le soin de rédiger certains passages. Il les associait à la rédaction générale comme la majorité des adresses le prouvent, qui présentent les lettres comme des ouvrages collectifs. Après tout, l’un ou l’autre de ses assistants connaissait la situation de la communauté mieux que l’apôtre lui-même, soit qu’il en fût issu, soit qu’il l’ait visitée de manière plus récente.
Une fois la lettre rédigée, il fallait l’envoyer. Un Juif obscur comme Paul ne pouvait profiter de la poste impériale, le cursus publicus, mise en place par Auguste ; elle était réservée au courrier officiel ; il n’était pas assez riche pour avoir des tabelarii, des esclaves coursiers. Il s’arrangeait donc des voyageurs en partance : commerçants empruntant une route maritime, passagers divers, amis ou relations.
Lorsque ses communautés eurent pris de l’ampleur, il pouvait utiliser ses propres troupes pour porter le courrier : Tite, Timothée, Tychique furent à leur tour commissionnés. La lettre joue alors un rôle tout à fait différent : elle ne sert pas à pallier l’absence puisque le commissionnaire a tout loisir d’en expliquer le contenu de vive voix et même de rajouter les dernières nouvelles du quartier général de l’apôtre. Elle fonctionne plutôt comme un substitut de l’être absent, une voix de papyrus que l’on fait résonner dans la lecture.
Vraisemblablement, la lettre était conçue pour s’incarner dans les responsables de la communauté : elles sont rarement adressées à un individu en particulier, ce qui suppose qu’elles devaient faire l’objet d’une lecture publique. À considérer la profondeur théologique de certaines lettres, elles étaient très probablement commentées, par les porteurs, s’ils étaient de l’entourage de Paul et s’ils n’avaient pas déjà quitté la ville, par les chefs de la communauté dans les autres cas. Les avoir conservées révèle également qu’elles étaient considérées comme des instruments précieux dans la catéchèse au point qu’elles méritassent d’être recopiées : elles durent très tôt avoir un usage liturgique.
Épître ou lettre ?
En 1895, l’exégète protestant Adolphe Deissmann voulut faire la distinction entre lettre, courrier personnel adressé à quelqu’un et épître, procédé littéraire utilisant la forme de la lettre mais visant un large public. Ainsi le fameux article J’accuse d’Émile Zola défendant Alfred Dreyfus serait-il plutôt une épître, quoiqu’il s’annonce comme « lettre ouverte au Président de la République ». On ne fait aujourd’hui plus la distinction en ce qui concerne Paul : ses écrits sont à la fois des épîtres puisqu’elles étaient adressées à une communauté, et des lettres, puisque certaines, réglementant des points particuliers de la vie communautaire, avaient un usage privé.
LA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX THESSALONICIENS
Fondée en 316 av. J.-C. par Cassandre, un parent d’Alexandre le Grand, la ville de Thessalonique fut conquise par Rome en 167 av. J.-C. et établie capitale de la province de Macédoine en 146 av. J.-C. Dès lors, sa prospérité ne cessa de s’étendre, accrue par le passage de la via Egnatia l’une des artères du système routier de l’Empire romain : à l’époque de Paul, c’était une cité très active, où le tissage des tentes et des tapis était florissant.
Paul, si l’on en croit sa lettre, avait plutôt recruté dans le « prolétariat » urbain : dans un passage de sa lettre, en effet, il incite tout le monde à « travailler de ses mains » (1 Th 4, 11), ce qui était une activité plutôt honteuse aux classes élevées de la société qui pouvaient se permettre de ne pas travailler du tout et de se consacrer à l’otium, le loisir. L’étymologie le dit bien : le negotium, le négoce, s’affiche comme le contraire de l’otium, le loisir lettré. Or, à l’instar de toute la population laborieuse de la ville, les nouvelles recrues avaient voué un culte tout particulier à Cabirus, un jeune homme tué par ses frères qui devait revenir pour aider les faibles de la cité. La prédication de Paul trouvait le terrain préparé : résurrection, salut pour tous, promesse d’une amélioration pour l’avenir, tous les thèmes de la religion chrétienne avaient déjà leur semblable chez Cabirus.
Mais un danger redoutable risquait de compromettre le succès de l’évangélisation, celui de l’impatience. Si les humbles de Thessalonique se révêlaient prêts à suivre le Christ plutôt que Cabirus, c’était dans l’espérance d’améliorer leur quotidien. Ils étaient portés à croire que la situation nouvelle était déjà acquise, que les promesses étaient déjà accomplies.
Or précisément, comme le mentionne Paul dans le courant de l’Épître, les difficultés et la violence ne cessent pas, les promesses paraissent ne pas se réaliser. Des persécutions semblent même avoir été déclenchées contre le petit peuple de Thessalonique. La correspondance avec les Thessaloniciens entend prévenir le risque de découragement et d’abandon du christianisme. La lettre est conçue comme un remède contre l’impatience : impatience d’être sauvé et impatience d’être parfait.
Des messages parvenaient en effet à l’apôtre directement depuis Thessalonique, située à quinze jours de marche (une semaine en bateau) de Corinthe où il résidait.
Contre l’impatience face aux épreuves (1Th 2, 13–4, 12).
Paul exprime un profond soulagement d’avoir appris que les Thessaloniciens ont bien résisté à une persécution dont l’histoire n’a pas conservé trace.
« Nous avons envoyé Timothée, notre frère et le ministre de Dieu dans l’Évangile du Christ pour vous fortifier et vous réconforter dans votre foi afin que personne ne se sente ébranlé dans cette épreuve : vous savez bien vous-mêmes que c’est notre lot. Quand nous étions chez vous, nous vous prédisions que nous aurions à souffrir des épreuves : voilà ce qui est arrivé, comme vous le savez. C’est la raison pour laquelle, n’y tenant plus, je l’ai envoyé pour qu’il m’informe de votre foi, de peur que le Tentateur ne vous ait tentés et rende inutile notre travail. Mais maintenant que Timothée nous est revenu de chez vous en annonçant votre foi et votre amour, ainsi que le bon souvenir que vous aviez de nous – vous désirez même nous voir ; c’est également notre vœu le plus cher –, nous avons été soulagés à votre sujet, mes frères, malgré nos angoisses et nos épreuves. Oui, maintenant nous revivons, puisque vous demeurez fermes dans le Seigneur. » (1Th 3, 2-8.)
Pourquoi ce bruyant apaisement ? Les premiers versets apportent la réponse : la véritable mission de Timothée n’est pas de tranquilliser les Thessaloniciens dans une quelconque frayeur mais de vérifier leur foi. Le péril ne provient pas de leur lâcheté : ce sont des gens rudes, habitués à la souffrance et à la persécution. Paul craint plutôt que les persécutions, qu’il nomme « épreuves » et « angoisses », et dont nous ne connaissons rien, ne les fasse douter de leur foi, ne les « perturbe » dans leur espoir légitime en un avenir meilleur. Aussi prend-il soin de leur rappeler ses prédictions pessimistes – je vous ai aussi promis les blessures et les larmes, leur redit- il – et de mettre un nom sur leur hésitation : Satan, le Tentateur. Le combat pour la foi n’est pas seulement politique : il a une dimension eschatologique.
La leçon de ce passage : la conversion personnelle ne change pas le monde dans lequel les Thessaloniciens vivent. Le danger qui menace la jeune Église s’apparente à celui qui se dresse devant les jeunes communautés dont les membres font ensemble une forte expérience de paix et de sécurité : l’irénisme, la volonté de voir la paix à l’œuvre dans le monde même quand elle ne l’est pas. La déception peut faire vaciller l’engagement premier et Paul s’en méfie : avec un pragmatisme non dénué d’une certaine amertume, il rappelle ce qu’il avait annoncé, se souvenant de la parole de son maître « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Mt 10, 16).
Contre l’impatience d’être sauvé (4, 13–5, 11)
Le second écueil contre lequel les Thessaloniciens risquent de donner procède également de l’enthousiasme du néophyte : anticiper les temps derniers de la venue du Seigneur (la « Parousie ») et se poser de fausses questions sur ce qui va se passer.
Cette « erreur » provient d’une croyance répandue dans le christianisme qui annonçait que le Christ reviendrait dans un temps très proche. On en trouve un écho dans les synoptiques qui citent une phrase de Jésus apparemment sans ambiguïté : « Oui, oui, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela [la Parousie] ne soit arrivé » (Mt 24, 34 = Mc 13, 30 = Lc 21, 32). Manifestement, cette espérance avait fait long feu au temps, plus tardif, de la rédaction de l’évangile de Jean, qui s’en méfie. Parlant d’un chrétien dont on pensait qu’il ne mourrait pas sans voir le retour du Christ, il corrige : « Le bruit se répandit alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas. Or Jésus n’avait pas dit : “Il ne mourra pas”, mais : [il ne mourra pas] “si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne”. » (Jn 21, 23).
Ce que Paul combat, quant à lui, ce sont les plans sur le futur, les soi-disant renseignements que certains colportent sur la suite des temps, qui ne servent qu’à semer le trouble dans les esprits ; en particulier, le sort réservé à ceux qui sont morts avant la venue de la Parousie. Les rumeurs allaient bon train : non seulement il n’a pas eu de chance de mourir si jeune, mais en plus, il ne verra jamais le Christ, car seuls les vivants le pourront. Et qui vous dit que vous- même vous vivrez jusque là ? Paul répond de manière très nette :
« Nous vous déclarons, d’après ce qu’a dit le Seigneur, que nous qui serons vivants et qui serons encore là à son avènement, nous ne précéderons point ceux qui seront endormis. Car, sur l’ordre du Seigneur, à la voix de l’archange et au son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui seront morts en Christ ressusciteront d’abord. Puis, nous autres, qui serons vivants et qui demeurerons, nous serons emportés avec eux dans les nuées, à la rencontre du Seigneur dans les airs. » (1Th 4, 15-17.)
La réponse est claire : les morts chrétiens – ceux qui sont morts « en Christ », selon l’expression qu’affectionne l’apôtre – ressusciteront et les vivants leur feront cortège jusqu’au ciel, à la rencontre du Seigneur. Il n’y a pas à s’inquiéter à ce propos.
Pour décourager les fauteurs de troubles, on le voit, Paul utilise de grands moyens. Il se réfère directement à l’enseignement du Christ, à la parole du Seigneur. Une telle parole est inconnue même si des échos possibles existent dans les évangiles (cf. par ex. Mt 16, 27 ; 24, 30 et 26, 64) : peut-être est-elle issue des enseignements qui ne nous sont pas parvenus, à moins qu’elle ne nous arrive d’une révélation privée accordée à Paul.
Le langage que Paul adopte permet de se faire une idée de sa première prédication. Pour parler aux Thessaloniciens, il puise dans une double tradition. La venue du Christ est décrite comme l’accueil des souverains hellénistiques dans les villes : la population dans son entier part à sa rencontre et l’accompagne triomphalement pour son entrée dans la ville. Les images adoptées, quant à elles, proviennent des apocalypses juives, ces récits très lus à l’époque de Jésus qui décrivent la fin des temps à grand renfort de trompettes, d’éclairs, de nuées, d’êtres fabuleux. Le style de cette première prédication est extrêmement imagé : les discours de Paul devaient être frappants, sensibles et encore imprégnés des influences pharisiennes et des traditions populaires. Par la suite, les idées de l’apôtre se préciseront tandis que l’imagerie s’affaiblira.
L’épisode se conclut sur une parole pleine de bon sens : « Pour ce qui est du temps et de l’heure, vous n’avez pas besoin, mes frères, qu’on vous l’écrive » (1Th 5, 1). De nouveau, Paul prêche la modération et bannit la vaine inquiétude sur le futur, au profit d’une saine attitude tournée vers le présent et ses réalités.
Contre l’impatience de la vie parfaite (1Th 5, 12-22)
Dernière menace pour la foi : croire que l’essentiel du chemin est derrière puisque, de toute façon, l’œuvre de salut du Christ est en marche. Sans doute, dans cette jeune communauté populaire, les mœurs se relâchent-elles. Une fois le baptême reçu, que faut-il de plus pour être sauvé ?
Paul monte de nouveau au créneau et consacre une grande partie de ses deux lettres à des exhortations morales. Il commande de pratiquer la loi de l’amour, de ne pas se relâcher dans la prière.
« Mais vous mes frères, vous n’êtes pas dans l’obscurité [vous n’ignorez pas qu’il va y avoir un jugement], de sorte que ce jour ne vous surprendra pas comme un voleur ; en effet, vous êtes tous fils de la lumière et fils du jour : nous ne sommes ni de la nuit, ni de l’obscurité. Eh bien ! ne dormons pas comme les autres, veillons et soyons sobres. Car ceux qui dorment, dorment la nuit et ceux qui sont ivres sont ivres la nuit. Nous qui sommes du jour, nous sommes sobres, revêtus de la cuirasse de la foi et de la charité et coiffés du casque de l’espérance du salut. » (1Th 5, 4-8.)
Ce court passage donne une petite idée des exhortations morales de l’apôtre. Les métaphores s’enchaînent : les ténèbres représentent les forces mauvaises et la lumière les forces positives, le voleur symbolise la venue par surprise – métaphore importante car elle semble remonter directement au Christ (voir Mt 24, 43 et Lc 12, 39 ; la métaphore est reprise en 2P 3, 10 et dans l’Apocalypse 3, 3 et 16, 15). Le sommeil et la veille recouvrent la tiédeur de la foi et l’attachement au Christ, à l’instar de la sobriété et de l’ivrognerie. La métaphore militaire, enfin, exprime la force du chrétien. Pour la première fois s’amorce la triade qu’invente l’apôtre – la foi, l’espérance et la charité – que la théologie chrétienne érigera en vertus cardinales.
L’APPRENTISSAGE DU MÉTIER D’APOTRE.
Pour la première fois, la voix de Paul s’élève : sur quel ton parle-t-elle ? Dans cette lettre, inaugurale pour le lecteur, Paul apparaît un peu comme un prosélyte enthousiaste qui réalise les excès de sa prédication et mesure la puissance de sa parole : dans son allégresse à proclamer un Sauveur déjà à l’œuvre en notre monde, l’apôtre a mal perçu les malentendus et les méprises qu’il engendrait. Il se rend compte, sans doute avec la pointe d’inquiétude qui sous- tend la vivacité de ses exhortations, que son discours a une portée, que ses mots dépassent parfois sa pensée. Il prêchait la libération des chrétiens, et voilà que les Thessaloniciens comprennent le relâchement des mœurs, il annonçait la venue du Seigneur, et ils s’interrogent sur les détails techniques, il disait paix, et ils entendaient sécurité, il s’enthousiasmait et ils raisonnaient.
Dès le premier écrit conservé, il fait montre de sa plus extraordinaire qualité : sa capacité à préciser sa pensée en fonction des difficultés qu’il rencontre, une véritable souplesse de son intelligence qui s’adapte aux situations nouvelles. Point de volonté de système chez Paul, point de théologie formée à l’avance : tout cela n’est pas approprié à sa forme d’esprit et, aussi, à l’idée qu’il se fait de sa relation avec Dieu.
Car, l’action de Dieu en lui, qu’il nommera par la suite (dans l’Épître aux Galates) « l’Esprit » n’a rien d’une puissance de conversion qui installerait une métaphysique pour ainsi dire toute armée dans le cerveau de l’apôtre. C’est au contraire une énergie discrète qui souffle les réponses et procède par petites touches correctives, atténuant le plus souvent l’exaltation d’un caractère emporté.
La seconde Épître aux Thessaloniciens
Depuis la fin du xviiie siècle, 2Th a été soumise au feu de la critique : pourquoi Paul aurait-il écrit une lettre aussi semblable à 1Th ? Pourquoi a-t-il varié son style en employant des phrases plus longues et plus complexes ? Pourquoi éprouve-t-il le besoin de conclure sa lettre par « ce salut est de ma main à moi Paul. C’est le signe qui distingue toutes mes lettres » (1Th 3, 17) comme si son authenticité n’était pas acquise.
1. Si l’on opte pour l’authenticité, il faut y voir dans 2Th une sorte d’insistance sur deux thèmes chers à l’apôtre : la venue de la persécution et les signes qui précèderont le retour du Christ.
2. Si l’on opte pour l’inauthenticité, 2Th daterait de la fin du ier siècle, au moment où les premières persécutions se déclanchent contre les chrétiens.